Pierre Verstraeten: une pensée-vie

par Véronique Bergen
 Analyse critique d'un traité de philosophie. P. Verstraeten

 

Saveur des vagues qui ne retombent pas.

Elles rejettent la mer dans son passé.

-René Char

Pour Pierre Verstraeten

Les portes de la philosophie qui ouvrent sur le grand large, la torsade de l’impensé en pensable, l’infini à portée de la main, le ptyx de la pensée qui se relance dès que touché, chaque cours expérimenté comme un événement qui se tient à hauteur de son intensité, sans plus de différé entre sa promesse et son acte…

Dans les amphithéâtres s’est expérimentée la philosophie en acte – le devenir-vie de la philosophie et le devenir-philosophie de la vie. En toile de fond de cette pensée se pensant, selon le work in progress de concepts poussés aux limites d’eux-mêmes, la construction d’une alliance entre la dialectique hégéliano-sartrienne et le vitalisme deleuzien se donnait à voir. Afin d’acter et de consolider les noces de ces deux massifs que la doxa philosophique pose comme antagonistes, il s’agissait de déployer la haute voltige d’une pensée sans filet, d’une pensée acrobate, à fleur d’invention perpétuelle, qui ne cesse de traquer la fossilisation, les clichés qu’elle sécrète comme son ombre. D’année en année, Pierre Verstraeten a joué l’oubli fécond contre la capitalisation des acquis et dynamité le sédimenté, le dépôt de ses propres créations pour reprendre une question à nouveaux frais, sous un autre prisme.

Travailler une problématique par un mouvement en vrille, la ciseler au plus fin, agencer des séquences de problèmes, faire passer des différences de nature, des découpes dans des massifs conceptuels laissés en jachère, prendre à bras-le-corps L’Être et le Néant, La Phénoménologie de l’Esprit, Qu’est-ce que la philosophie? … requérait la posture de l’aventurier aux aguets, toujours sur le qui-vive, prompt à déceler les aliénations qui rongent la liberté d’une pensée en action. Délestée de toute trajectoire pré-définie, nouant dans l’éternel retour du différent déterritorialisation et reterritorialisaton, la pensée s’y forgeait un langage apte à la faire danser. Dès lors que, afin de toucher au concept il faut “toucher au vers”, les bifurcations auxquelles les questionnements étaient soumis se coulaient dans une phrase aux résonances proustiennes, tenant de la liane et du vitrail. A l’intersection de la liberté de la dialectique et de la dialectique de la liberté, de l’immanence et du moteur du négatif, se tenait une création langagière faisant filer le verbe vers ce que Deleuze appelle des “Visions et Auditions qui ne sont plus d’aucune langue”.

Je retiendrai quelques-unes des formules-clés qui émaillaient ses cours, comme des scansions discursives avant que la pensée ne se rejette en pleine mer. Je songe aux “tel qu’en Lui-même l’éternité le change”, “passer par pertes et profits”, “le vivant ne laisse jamais aller la cause à son effet”, ou encore aux “tel vieux rêve, désir et mal de mes vertèbres”, “le mort saisit le vif”, “une main lave l’autre”, au rapide “n’est-ce pas…”, tout en glissando, qui ponctuaient l’exposé d’une question. Je songe à la galerie de portraits où s’avançaient, métamorphosés, dépoussiérés, réinventés, Platon, Descartes, Kant, Lacan, Heidegger, Foucault, Lyotard, Zizek, Badiou et bien d’autres. Côté littérature, je songe à l’omniprésence de Sartre, à la figure centrale de Mallarmé qui, chez Verstraeten comme chez Badiou, agit comme un opérateur de pensée, je songe à la convocation élective de Faulkner, de Kafka, de Genet, de Flaubert, du Faust de Goethe, des Ruines circulaires de Borges, à la réquisition de Hamlet, Tournier, Woolf, Styron, Dostoïevski, des Origines de Rainer Schürmann…

Je laisse l’aile du passé effleurer le présent, je vois les allures que prenait la pensée en son déploiement, tantôt optant pour la virevolte en spirale, l’arabesque, tantôt déferlant comme l’éclair ou se vouant à l’estocade, je la vois arpenter des surfaces qu’elle soumettait à la relance du mouvement, à un dynamisme incessant, je la vois féconder une problématique par l’extrême dépli de ses implications logiques ou par la jonction de ses marges avec un autre territoire, je la vois bondir, sauter sur sa proie ou creuser à la façon de la taupe qui sape les terrains balisés, accompagnée d’une gestuelle où se lisaient éclats de rires, hésitations, doutes, points de crise. En tentant des alliances inouïes, hautes en densité conceptuelle, la philosophie performait la formule de Deleuze : faire aux philosophes des enfants dans le dos.

Au fil de l’enseignement de Pierre Verstraeten, la flèche qu’il a projetée, que certaines d’entre nous avons cueillie et relancée, élève son chant : la vie, jamais ailleurs que là où elle se tient, se conquiert, s’arrache. Exit la conscience malheureuse, les transcendances boursouflées, la déploration de la finitude de l’ici-maintenant, les inerties métaphysiques. A l’impossible, tout un chacun est tenu…

En guise de portrait, l’abécédaire verstraetien offrirait un visage de consonnes de feu et de voyelles d’air :

A ou athéisme

B ou bond

C ou corrida

D ou dialectique sans clôture

E ou éclair engagé

F ou fulgurance

G ou genèse spéléologique

H ou hyperbole

I ou ibérique

J ou jazz

K ou kaléidoscope

L ou liberté index sui

M ou métaphysique

N ou néantisation active

0 ou oblique

P ou pari hors de la sphère des dieux et des anges

Q ou questionnement au finish

R ou résistance

S ou structuralisme

T ou Temps Modernes

U ou ultra-concept

V ou vitesse de la pensée

W ou waking up

X ou X mallarméen

Y ou yogi sans commissaire

Z ou zigzag.

Texte publié dans le recueil collectif ULB. Une fiction vivante, Editions Ercée, 2010.

Photo: Pierre Verstraeten, Analyse critique d’un traité de philosophie, P.U.B, 1997-1998

One thought on “Pierre Verstraeten: une pensée-vie

  1. “Qu’être philosophe veuille dire s’intéresser à ce à quoi tout le monde s’intéresse, voilà bien un propos intéressant d’offrir la particularité qu’il ne soit décidable qu’à ce que tout le monde devienne philosophe”

    Un des rares professeurs qui m’ait impressionné. D’ailleurs, la phrase citée plus haut vient de son cours. Elle m’avait tellement tourneboulée par sa construction que j’avais décidé de l’apprendre par coeur. Elle m’est donc restée…

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