Sur Athane Adrahane. Par Véronique Bergen

Il est des livres qui sont plus que des livres : des actes engagés dans la création de nouvelles manières de penser et d’exister, des aventures qui participent d’un mouvement dans les choses et non d’un regard sur le monde. Le livre d’Athane Adrahane est de ceux-là : loin de surplomber ce dont il traite, il acte ce qu’il énonce, il se pose comme un geste qui effectue ce qu’il décrit, il ne se range dans l’ordre de la thématisation mais dans celui de l’opération, il est écriture de sang, de désirs, d’étoiles et d’anges. Faisant sien un vitalisme deleuzien pour qui l’adoption d’un mode de penser témoigne du choix d’une conduite existentielle, l’auteur expérimente les noces d’une pensée philosophique (Nietzsche, Deleuze-Guattari…) et d’une pensée cinématographique (Lynch, Almodovar, Zulawski…) afin de libérer en leur devenir croisé des rencontres et événements ordinairement étouffés. Au travers de ce livre (qui ne représente qu’une pièce d’un agencement plus vaste où se côtoieront film et disque), Athane Adrahane nous livre un Evénement c’est-à-dire une création inidentifiable par les grilles perceptives habituelles : la cartographie singulière de ses peuples intimes, de ses tribus porteuses de libération et d’affects intensifs, le pari pour une œuvre ouverte, dynamique qui soit résistance à la pensée dominante, machine de guerre contre toutes les formes codées qui emprisonnent la vie. Il importe alors de saisir que le geste par lequel Athane Adrahane convoque ses peuples (à savoir, en sus des auteurs mentionnés, Artaud, Castaneda, Marilyn Manson, Dead Can Dance…) n’est qu’une invitation adressée au lecteur afin que ce dernier découvre ses propres hordes, celles-là mêmes qui l’amèneront à expérimenter des
postures créatrices en lieu et place d’une assise confortable dans le régime officiel du vivre et du penser. En tant qu’elle naît de crises et de secousses qui l’obligent à se conquérir, toute création se présente comme cette flèche qu’il reviendra à un autre penseur de ramasser pour la relancer ailleurs.

Son livre s’offre comme un pari pour une création qui soit opposition à l’état de choses et à la vie nivelée, atrophiée, standardisée qu’il promeut. Une véritable éthique de la création se met ainsi en place, celle qui, en toute expérimentation, nous dicte de se tenir à hauteur du problème, de l’imprévu qui nous a déstabilisés, celle qui nous invite à privilégier le voyage, non le but, en une relance de la phrase de René Char « ne t’attarde pas à l’ornière des résultats ». La pratique créatrice se présente alors comme ce funambulisme risqué, jamais assuré a priori d’arriver à bon port, pris entre les écueils du prêt-à-penser, de la doxa, des clichés et du trou noir du chaos. Des devenirs hibou, sapin ou ange dans le cinéma des métamorphoses de David Lynch à la déstabilisation des cadres de vie que provoque l’irruption du visiteur dans Théorème, des devenirs mineurs rompant avec les normes officielles chez Almodovar à la recherche d’un corps sans organes chez Artaud, Athane Adrahane traque en l’art l’aventure qui nous permet de nous ouvrir aux puissances du dehors en ripostant à l’impuissance qui nous frappe par l’agencement d’alliances non programmées.

Le lecteur se doit dès lors d’accepter de se laisser traverser par ce qui le déstabilise, par ce qui bouscule ses agencements officiels afin de donner voix et corps à ses propres mondes, à ses enfances à venir. Sans appui ni en amont ni en aval, l’avancée créatrice se doit de faire monter au visible l’invisible, au sonore l’inaudible tout en ne se départissant pas d’une double prudence, d’une double vigilance : d’une part, à l’égard d’une réimmersion dans le régime officiel du pensable, d’une prise à revers par le pratico-inerte, d’autre part, à l’égard d’une retombée dans un chaos que l’on a échoué à rendre consistant. Dans le tracé de la cartographie des peuples prévaudra dès lors un critère intensif : est bon ce qui augmente les puissances de joie, ce qui libère les forces de la vie ; doit être écarté tout ce qui bloque le mouvement, ce qui musèle, emprisonne, rigidifie et atrophie les intensités vitales. Les créations s’inscrivent dans une axiologie énergétique, laquelle mesure les agencements à leur grande santé, à leurs effets libératoires. Si l’intéressant, le remarquable surgissent dans les failles des savoirs stratifiés, là où un point de crise brise les schémas de la représentation et les grilles du connu, l’artiste est ce sorcier qui fait surgir des mondes insoupçonnés, qui lance un coup de dés sans justification autre que le mouvement lui-même et qui ne craint de se retrouver en pleine mer alors qu’il se pensait au port.

Quand un Evénement troue l’état de choses, encore faut-il être aux aguets pour déceler l’inédit qu’il apporte et se refuser la tentation sécurisante qui consiste à le replonger dans l’homogénéisation inoffensive et lisse des productions usuelles et des savoirs fossilisés. Le manifeste incandescent que nous propose Athane Adrahane est cette expérimentation artistique et existentielle qui appelle au lever de nos multiplicités suprapersonnelles, celles-là même qui vibrent en nous lorsque nous consentons à prêter l’oreille à leurs voix et couleurs que bâillonne la logique du jugement. Moins qu’à une lecture inféodée au texte qu’elle parcourt, ce livre appelle à une recréation qui réponde au mouvement proposé par le tracé de ses propres dynamismes. Au plus loin d’un tombeau de petits caractères noirs sur fond blanc qui laisse le monde en l’état, il est un intercesseur.

Véronique Bergen

Article paru dans les Cahiers du symbolisme fin 2003 (”Théories et pratiques de la création”), repris dans le Mensuel littéraire et poétique en novembre 2004

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