Cavalcades à la frontière du langage, avec “Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent” de Véronique Bergen

par Athane Adrahane (2006)
Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent. Véronique Bergen

Voix d’un lecteur

Pourquoi l’enfant- volcan, chanté Athane Adrahane, se fissure-t-il en petites rivières de larmes quand traverse sa nuit la voix de Kaspar dans les petites phrases de Véronique ?

Pourquoi ne sombre-t-il pas alors dans le fleuve de tristesse que devrait générer le regard lucide des terres de l’enfance posé sur l’étendue de la barbarie des hommes ?

Pourquoi l’enfant-volcan, chanté Athane Adrahane, sourit-il alors aux anges quand traverse sa nuit la voix de Véronique dans les petites phrases de Kaspar ?

Parce qu’il est un lieu où les mots sont plus que des maux, ils se font chant, ils se font musique. Ils ne sont plus ces actes terroristes qui assassinent le feu magique de l’enfance mais ces ailes qui délicatement vous touchent et vous envolent pour des terres plus belles et plus intenses que celles que les mots menteurs des adultes ne pourront jamais nous dépeindre.

Parce qu’il est un lieu où à force de penser la blessure l’on se met à la panser.

Les livres de Véronique Bergen figurent parmi ces terres encore sauvages où les larmes se font vivifiantes rivières irriguant les terres des gorges les plus asséchées. En ces endroits où les rumeurs se font vents ensemençant les chants les plus désespérés, alors, à la grâce de je ne sais quelle lumière, l’on voit croître les mots qui sauvent.

L’écriture comme geste de contre-effectuation d’une situation s’imposant telle une fatalité irrémédiable était déjà l’art de la femme dans « Rapsodie pour l’ange bleu » (1), celle-ci possibilisant par le livre une rencontre devenue impossible dans le champ de la réalité quotidienne. Ce passage d’une réalité dans une autre réalité, d’un niveau de conscience à un autre, ici une conscience artiste, prouve encore son efficacité dans « Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent » . Véronique Bergen oeuvrera à donner la parole à celui à qui elle fût ôtée, à savoir le petit Kaspar. Non pour l’affubler d’un langage humain trop humain qui ne ferait que perpétrer son assassinat mais depuis une voie de connaissance différente de celle privilégiée par la rationalité. Cette voix hors norme s’enfantera depuis cet antre utérin qu’est la forge magmatique, ce ventre aux mouvances intensives. C’est à cet autre de la langue officielle, aux régions souterraines de l’enfance, que se connecte l’écriture de l’auteur, intercesseur de Kaspar Hauser. « Toutes les demeures de la poésie sont traversées par les vibrations du fleuve enfance, lequel détourne la mort qui carillonne » (2). La création langagière ainsi performée oeuvre à retourner les mots contre leur pouvoir de destruction, de désolation, de désœuvrement. À travers Kaspar, l’auteur invite le lecteur à prêter l’oreille aux langues sauvages et inventées, aux langues de l’enfance où la parole se conjugue encore à celles du vent, des arbres et des animaux. D’où la nécessité d’un « Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent », aujourd’hui, en 2006. À l’heure où les mots sont de plus en plus évidés de leur magie, pillés par les medias, détournés par la publicité, engagés dans des flux d’argent. À l’heure où ils se font outils de propagandes destinées à asseoir l’autorité d’un système à sens unique astreignant ô combien de minorités au silence.

L’histoire de Kaspar Hauser (3), la voix de l’auteur la réécrit du dedans, au coeur de son événement. Cette histoire, elle la chante depuis son noyau incandescent, en l’explosant en une série de personnages ayant rencontré Kaspar et qui tour à tour exposeront leur version des faits : la mère, la comtesse de H., Feuerbach, le geôlier, l’assassin, le narrateur, le cheval, Kaspar…

L’écrivain, dans sa transe de création, se voit traversé par autant de personnage-mondes que son écriture n’en soulève. Prêtant sa plume à ces passagers, il voyagera non sans danger au coeur de leurs plus intimes pensées. Ainsi, le temps de leur migration vers le pays du livre, il en épousera le chant.

Le chant se fait tour à tour glacial, terrassant, philosophique, poétique, implacable, meurtrier, tendre, équestre, romanesque…

Il se fait aussi respiration de l’enfance, chant des origines, vent brûlant du désert rouge…

Le vent du désert rouge dit l’invisible, le lieu hors lieu. Il s’insinue entre les personnages. Voix d’émergence et voix de confluence.

Le souffle invisible, incandescent, embrase les lèvres gelées, refermées sur un mystère qui n’a pas rendu son dernier mot, le mystère du petit prince sauvage.

Le vent des origines, souffle de l’ange cosmique, précipitant l’écrivain dans son devenir imperceptible, son devenir musique.

Ce vent-là sait chanter les mots d’avant les mots, quand les mots étaient encore corps, chien, cheval, enfant, sauvage, sans images, sans âges, sans page, à la frontière du langage. Là où se parle « (…) la langue des nyctalopes » (4) où se déploie le regard de l’essentiel, celui du coeur.

Au coeur de l’inorganisé, là où les formes ne figent pas, un ange brûle, un ange rougeoie. Le petit prince Kaspar « habite l’enfui », le no man’s land, la chambre magmatique, la forge intensive, distributrice de tous les possibles. Le petit prince voit dans le noir. Il voit la danse des forces, les vibrations et les mouvements, là où ordinairement seule l’écorce des choses tient lieu de perception. En magicien, il inverse les valeurs.

« Je ne vois pas ce que les hommes voient : je suis un sorcier qui perçoit le feu sous la glace, la marguerite entortillée autour de la cheville d’Eléonore, les plaintes des ours dans le hurlement d’un carillon » Voix de Kaspar-Bergen

Kaspar vit dans son royaume où gambadent à la faveur du vent son chien et son petit cheval blanc. « Quand mon cheval grandit et occupe tout l’espace, le soleil et la lune composent ses yeux, la Grande Ourse et la Petite Ourse ses oreilles » (5). Dans son monde, la lune parle au soleil, le ciel habite l’oiseau, la page se vit désert blanc et qui peut dire si sa traversée à dos de chatmots laissera Kaspar vivant ? C’est que, les mots ne sont pas sans danger, sans impact physique, sans conséquences. Domestiqués par l’homme afin de servir la suprématie de son système, pour Kaspar, les mots prennent encore l’allure de hordes sauvages. Aventure risquée au pays des hommes comme au pays des mots. Les mots construisent et détruisent tant de mondes. Par conséquent, il faudrait s’en approcher infiniment précautionneusement. Les mots, cela s’apprivoise, après on en est responsable. Kaspar responsable de sa petite phrase, Kaspar responsable de sa petite fleur Eléonore. Les mots ainsi rencontrés deviennent alors ces alliés, ces amants de création devant lesquelles renonce la peur de ce qu’ils énoncent. Formule magique, les mots savent jouer le rôle d’intercesseur capable de tout nous redonner, le monde et l’amour.

Sans vie et sans magie, les mots des hommes, censés rendre Kaspar à la lumière du monde, viennent par effraction, en terroristes de ses petites terres de solitude. Leurs mots ne disent pas qu’ils sont des fictions, ils s’imposent Vérité et commandent à l’enfance de s’y plier. Usurpant le pouvoir de ce qu’il énonce, ils n’en permettent une authentique rencontre. Ils enferment la vie dans des raisonnements qui aveuglent plus qu’ils ne tracent des percées d’horizons faisant voyager la petite personne à liberté déployée. Pour Kaspar, aux yeux de qui, toutes les choses ont une âme, les mots des hommes sont bien trop inadéquats pour chanter l’inexpliqué.

« Kaspar aurait jamais dû tomber dans ce petit peuple qui donne et retire le monde, qui apporte les choses et les soustrait. » Voix de Kaspar-Bergen

Kaspar vit en trop intense la fracture entre les mots et les choses, le visible et l’audible. La dérive incessante de leurs continents. Parce qu’il n’est pas évident que toujours ces deux rives se rencontrent. Mais voilà que l’écriture du poète consiste à habiter ce rift, s’affairant à rendre viable cette posture de déchiré en déployant une individuation par héccéité.

« Nous roulions la vitesse sur l’enfance, nos musiques sur l’aube frémissante, des blocs d’émotion sur nos plaines de désirs mauves. Mon galop était celui de Kaspar, son souffle saccadé le mien…. » Voix du cheval-Bergen

La langue du poète dresse la carte d’un monde dont les longitudes et latitudes en perpétuel mouvement nomadisent les terres les plus fermes. Elle est ce fleuve vivant à la confluence de toutes les langues, celles de l’humain et du non-humain. Ritournelle cosmique, elle sait se faire à hauteur d’une langue qui se rêve hors mots, là où « la vie bondit » (6).

À la frontière du langage, la voix du poète « rêve l’obscure », cette part muette, imperceptible, clandestine, précieusement enfouie dans les profondeurs caverneuses d’une enfance sans âge. Logée au coeur de la blessure, à même la faille des mots et des choses, la voix de l’écrivain dira l’invisible des mots qui saignent comme des mots qui font saigner. Avec sa plume taillée dans de l’obsidienne, Véronique Bergen ouvre les mots sans vie pour trouver leur feu primordial, libérer leur fluide incandescent, leur forgeant ainsi un nouveau chant.

C’est dans ce no man’s land où le vent des origines souffle, efface, érode et sculpte sans relâche la syntaxe et la grammaire que le poète risque ses plumes. Zone d’échange entre forces dans l’homme et forces du dehors. Contrée embryonnaire de cette nouvelle figure du surhomme dont Deleuze, intercédant Foucault et Rimbaud, nous dit qu’il serait chargé des animaux, des roches et aussi « de l’être du langage (de « cette région informe, muette, insignifiante, où le langage peut se libérer » même de ce qu’il a à dire) » (7).

La langue « Kaspar » partage ceci avec la langue « Bergen » : ensemble, ils deviennent la ballade de l’enfant-poète qui connaît le langage des chevaux, des chats, des mots, du vent, du rouge, des hommes, du ciel et de la terre. L’alliance Kaspar-Bergen réalise le devenir de l’enfant sauvage dans celui de l’enfant-philosophe et inversement. La langue du philosophe-poète partage ceci avec la langue de l’enfant sauvage, qu’on ne la comprend pas toujours. Avec ses inversions, ses drôles de noms, ses alliages anomaux. C’est pas facile. Pour la déchiffrer, il faut faire un effort, apprendre à écouter cet étrange chant qui va à contre courrant de la chaîne des signifiants, mise en place par l’homme pour l’homme. Sectionner le cordon du « à un mots une chose » et oser une nouvelle danse de la langue et des valeurs. Le poète dira pleurer lorsque du ciel la pluie tomber. Pas parce que c’est triste. Non. Parce qu’il a capté l’émotion du ciel à l’écoute de la plainte du vieux mûrier qui, voyagé par la sécheresse, craignait pour la vie de ses fruits pourpres. De par la multitude des chants sémantiques qu’active la magie exploratoire de l’écriture, l’écrivain a ce pouvoir de faire disparaître le langage d’un monde à sens unique, et avec celui-ci la suprématie du monde des hommes sur le reste du vivant. L’écriture ainsi chantée nous fait toucher au grand silence, à la mélodie du cosmos, au dire de l’invisible, à la lumière de l’indicible. Elle reconnecte le langage à la « sauvage sagesse » du « fleuve enfance », cette langue sinueuse, difficilement domptable, qui imperceptiblement, au rythme de sa crue, redessine ses trajectoires, faisant disjoncter les mots et les choses, afin que les rives de l’hétérogène puissent toujours s’entre-féconder.

Mais qui de nos jours, sait encore écouter la berceuse du fleuve rouge, accrocher ses rêves aux ailes du vent ?

« Je suce ma petite phrase en cachette et la dépose, certaine nuit, dans l’oreiller d’un ange » Voix de Kaspar-Bergen

Et si pour finir Kaspar chute dans le chuuut de la page neige, vierge de la trace des hommes, ne seront alors laissés audibles que les chants du vent, ces petites phrases aux couleurs de l’enfance dont seuls les anges de la langue ont encore le secret.

Et l’on dira que le vent du dégel sera passé sur la petite montagne de l’enfant-volcan, chanté Athane Adrahane, et qu’il aura fait couler la neige que l’hiver y avait accumulée. Et l’on dira que l’eau des fontes dans les gorges auront fait cavaler son petit chant en compagnie des petites phrases de Véronique et de Kaspar… traçant ce rock songe à l’intention de cette espèce en voix de disparition que sont de nos jours les livre-anges.
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(1) Bergen Véronique, Rapsodie pour l’Ange bleu , Luce Wilquin.

(2) Bergen Véronique, Voyelle , Le Cormier.

(3) En 1828, sur une place de Nuremberg, un adolescent dont on ne sait rien, surgit, une lettre à la main. Diverses interprétations et rumeurs feront suite à l’apparition de cet étrange étranger aux pays des hommes. L’une d’entre elles, ferait de lui le prince héritier du trône de Bade. Afin de l’écarter du pouvoir, il aurait été enlevé et séquestré dans une geôle peu après sa naissance. Nourri au pain et à l’eau, avec pour seul compagnon un petit chien et des chevaux de bois, après 196 lunes d’absence au monde, cet analphabète, libéré par son bourreau, fera brutalement la connaissance du monde et des hommes.

(4) Voix de Kaspar in Bergen Véronique, Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent , Ed Denoël.

(5) Voix de Kaspar

(6) Voix de Kaspar-Bergen
(7) Gilles Deleuze, Foucault , p.141.

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