La philosophie, une création à contre courant

Athane Adrahane (2006)

« Pourquoi philosopher ? Le sens de l’acte philosophique en question »

Colloque de philosophie, Université Catholique de Louvain La Neuve, 11 et 12 mai 2006

Comme souhaité par les initiateurs de ce colloque, je tenterai d’articuler mon exposé en gravitant non seulement autour des 3 axes déterminés, à savoir : 1° Quel sens cela a- t’il d’étudier la philosophie ? 2° Quel sens cela a-t-il d’exercer la philosophie (d’être philosophe) ? 3° Pourquoi vouloir conserver et perpétuer la pratique de la philosophie ? Mais aussi du thème générique de ce colloque « La philosophie est-elle quête de sens ? Pourquoi philosopher ? Le sens de l’acte philosophique en question ».

Le chemin de la pensée n’étant pour moi pas exclusivement cette randonnée balisée nous conduisant à la mise en lumière de notre identité mais aussi bien cette expédition pleine de trous, de failles, de détours et de labyrinthes qui nous métamorphose à l’infini, voyez dans le désaxage constant que j’infligerai à la question, la façon en acte dont ma pensée procède. Donc voilà, je vais émettre des pistes, des voix, des flèches de pensées. Non pas une définition de la philosophie mais les sens que ce mot a pris au travers de mon expérience. Non pas « La » vérité à laquelle « il faut » se conformer mais des ponts, des artères, que l’on peut ou non traverser afin de nous porter ailleurs dans notre questionnement.

Il y a autant d’images, de sens et de directions à la philosophie qu’il n’y a de singularités ou de philosophes qui touchent à ce mot. Quel philosophe incarne-t-on ? Chacun a sa façon de voir la philosophie. Chacun l’éclaire de son propre feu créateur. Multiples seront alors les histoires de la philosophie projetées dans les dédales caverneux de la connaissance. Passionnée et proche d’un cinéma qui ne se conforme pas au modèle de la vérité tant historique que chronologique, mais qui se meut aux rythmes des devenirs et des intensités, voilà donc un bref aperçu de mes cinémagories philosophiques.

1 ER axe : Quel sens cela a- t’il d’étudier la philosophie.

Comme je l’ai dit, dans le bref récit de mon itinéraire, étudier la philosophie, c’est comme s’embarquer pour un tour du monde. Autant de pays et de langues qu’il n’y a de philosophes et de philosophies. À chaque fois, il s’agit d’expériences de pensées différentes. Et toute expérience au-delà des frontières de ce que l’on connaît est intéressante et enrichissante. Accepter de s’immerger dans la logique d’un autre, en apprendre le vocabulaire, examiner quel infléchissement il a fait subir à tel concept par rapport à tel autre philosophe, apprendre à pratiquer la lecture philosophique, apprendre les grands courants qui ont façonné l’histoire de la philosophie, leur contexte d’émergence, en quoi cela a modifié le cours des choses… tout cela participe de ce que cela signifie étudier la philosophie. Excellente cure de désintoxication de la pensée fast-food. Cela forge l’humilité aussi. Cela donne des armes, des repères, des cartographies, terriblement nécessaires lorsque l’on a pour passion d’explorer les mers de la pensée. Tout cela est très riche si l’on ne perd pas de vue l’idée que l’apprentissage est nécessaire à notre différenciation. Il nous faut maintenir à la conscience le fait que toute philosophie est création d’une terre inconnue et non uniquement érudition et ressassements incessants d’un territoire qui en sait long sur ce qu’il en est de la vérité des choses. Maintenir ce cap de toutes les directions possibles évite de se retrouver la proie d’un système de pensée qui, gorgé de dogmatisme, nous ferait prendre pour « La vérité » ce qui n’est que création, pour « La pensée » ce qui n’est qu’une image de la pensée. (Et ainsi d’être soi-même porteur d’un tel dogmatisme). Quelle violence il faut parfois pour échapper à tel régime de pensée qui nous enferme dans l’idée que la pensée, la connaissance, fonctionnent ainsi et pas autrement, que tout usage autre de la pensée que celui qui est ainsi décrit, prescrit, nous conduit immanquablement à l’erreur ou à l’illusion. Pour ma part, deux régimes de pensée m’ont fait cet effet-là, le criticisme kantien et le rationalisme cartésien, que cela soit le fait de la confrontation directe aux textes, de ce qu’en avaient fait certains philosophes et certains lecteurs qui voyaient alors dans ces pensées le progrès et le salut de l’humanité. Ces climats m’étaient insupportables, et ce moins par la nouveauté de certains concepts remarquables, que par cette impression de « déjà-vu ». C’est que j’avais l’impression d’être à nouveau confrontée à l’un de ces systèmes, à l’un de ces programmes de pensée qu’on avait imposé de force à ma langue et à mon approche de la connaissance durant ma scolarisation. Autant de formules qui implicitement à l’œuvre dans le travail de formation de ma jeune pensée se voyaient, ici en philosophie, explicitement formulées et rationnellement fondées. Et voilà que revenaient à grands fracas l’identité du moi dans le « je pense », le « je pense donc je suis », la tyrannie de l’identité, le principe de non-contradiction, toute la logique d’exclusion dans l’attribution des prédicats déterminant, « le penser, c’est juger », subsumer le particulier sous l’universel, ne pas prendre le faux pour le vrai, l’erreur comme cela qu’il faille conjurer, marquer en rouge, l’illusion comme la sanction à toute transgression du bon usage de la pensée, les dualismes corps-esprit, homme-nature…l’idée de dominer la nature par le progrès dans la connaissance…

Bon, d’accord, je mélange tout, Kant, Descartes, Monsieur Legros, l’enseignement supérieur, les nousmêmes, les phénomènes. Il n’empêche qu’à nouveau, je manquais d’air. Certes, là ou je pensais quitter la doxa, le sens commun, je les retrouvai bénis par la philosophie. Ok, je peux me tromper, tout cela, je l’avoue, c’est mon corps qui me l’a dit. Mon corps qui voulait de l’oxygène. Mon corps qui trouvait son h2o dans le langage du vent, des arbres, des animaux et de Nine Inch Nails. Mon corps qui comprenait mieux le chemin de la pensée quand, dans son rapport à cela qui lui est autre, son ventre lui en enseignait la peur, la haine, l’amour. Ok, ces mêmes philosophies, qui ont en commun de tenir les messages du corps pour des informations qui égarent, m’avaient prévenue : ce qu’il me fallait, c’est une bonne mise sous tutelle des sens par l’entendement, une bonne technique, un bon usage de la raison mettant de l’ordre dans le tumulte de mes passions. Il n’empêche que mon processus de connaissance ne procède pas exclusivement par cette mise en forme rationnelle de ce que je rencontre, ni par l’application systématique des catégories de l’entendement au divers de l’intuition. Chez moi, l’application de la méthode pour m’assurer d’un progrès certain dans l’acquisition de la vérité a lamentablement échoué. Sans doute quelque chose en moi devait être sérieusement fêlé, cassé. Une discordance profonde, incorrigible, ne permettait pas de fédérer l’ensemble de mes facultés et de mes sens sous l’autorité du « je pense ».

Que des gens pensent comme cela, qu’ils machinent ainsi leur rapport à la connaissance, ce n’est pas un problème, c’est ce qui fait la biodiversité. Mais que ceux qui ne procèdent pas ainsi, se voient dans l’obligation de se convertir sous peine de se voir recalés pour fraude dans l’exercice de la pensée, inquiétés pour usage illégitime de la pensée, jugés inaptes à participer aux grands banquets des citoyens responsables de l’avenir de l’humanité, oui cela me pose problème. Alors, au diable la philosophie, je ne serai jamais « maître et possesseur de la nature » (1). Je préfère déambuler aux côtés des analphabètes et des bêtes sauvages, vivre aux côtés des volcans, au rythme de mon rock and roll décadent… un chemin de connaissance tout aussi respectable que celui de celui qui suit à la lettre « La » méthode.

La pensée droite, la pensée sensée est-t-elle la seule qui ait droit de cité dans la philosophie. La seule approche possible dans la connaissance ? N’y a-t-il qu’un seul sens dans la pensée? Y a-t-il universalité de la pensée? Si je m’étais arrêtée là, dans cette région de pensée, si j’étais restée prisonnière de cette image, si je n’avais pas eu la chance d’avoir des professeurs qui m’ont montré un autre visage de la philosophie, je serais dégoûtée de la philosophie et je l’ai été un temps. Or, je garde une passion pour l’art de la philosophie… C’est que dans les nuits les plus sombres, des petites phrases fulgurent. C’est que dans les plus grands états de crise, là où plus rien ne fait sens, l’oxygène se fait urgence, et là se créent les agencements salvateurs. Certes, il ne suffit pas que l’on vous montre le passage, il faut que vous-même vous puissiez à votre tour le valider par votre expérience. Jean-Paul Sartre écrit à propos de Jean Genet, « (…) le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés ». Oui, c’est cela, non pas une pensée droite et innée mais une pensée qui s’arrache. Zarathoustra s’écrie : enfanter du chaos une étoile dansante. Oui ! c’est cela, dans ce concept culmine mon cri… non pas une pensée coupée de la vie, des passions et du corps mais une pensée qui s’en enfante, qui porte en elle la trace brûlante de la vie, ses tressaillements sauvages, ses soubresauts intempestifs. Bref, une pensée qui bondit en tout sens, qui danse, qui vibre, qui vous porte plus loin que les frontières que l’on vous a assignées, qui vous porte dans des régions dont les longitudes et les latitudes ne sont répertoriées par aucune histoire de la philosophie. Gilles Deleuze écrit, « ce que l’artiste est, c’est créateur de vérité ». ( L’image-temps p.191)

Ces petites phrases m’ont permis de dynamiter certains carcans logiques, certains programmes dont il est quelquefois difficile de sortir. Il faudrait rester nomade dans sa pensée. Je disais au début qu’il était essentiel de maintenir le cap d’une multitude de directions possibles car s’il y a un sens à étudier la philosophie, celui-ci ne peut surgir que de ce que chacun de nous fait de ses études. D’où l’importance de la création. Le sens n’est pas donné. Personne ne nous fera ce cadeau. À chacun de nous de dessiner les cartes qui donnent voix à nos différences, d’enfanter les passages qui conviennent à nos devenirs. La technique, le savoir, la connaissance est nécessaire mais ce n’est qu’un pan de la philosophie. Ceux-ci se devront d’être transfigurés. Toute création passe par un oubli positif, une déconstruction active de ce que l’on a appris, afin de le réinventer autrement. Toute création est déformation, et donc chemin risqué. Je ne crois pas qu’il y ait de pensée sensée, de parcours fléchés pour bien penser et qu’il existe un bon manuel de la pensée ayant le pouvoir de nous éviter de commettre des erreurs, de nous mener en toute certitude à bon port. Il y a autant de sens à la pensée qu’il n’y a de pensées qui se risquent à penser. Il ne faut pas attendre 4 ans et avoir son diplôme en main pour oser se risquer à penser. Aucun regret, aucune amertume à tout ce temps passé dans ces Kant, ces Descartes, ces Husserl, parce que ce sont des expériences qui, même si elles se vivent de façons hostiles pour un corps, permettent au chercheur qu’est l’étudiant en philosophie de pointer certains problèmes, d’en dégager certains concepts, mais aussi de voir où se situent nos affinités, de sentir les différences de potentiels, d’exercer notre conscience, d’en aiguiser le tranchant conceptuel. Et puis, parce que le tout de la philosophie ne se joue pas uniquement dans ces régions rendues officielles par « La philosophie des philosophes », parce qu’elle s’invente aussi là où le chercheur défait la pensée censée sensée, là où il prend la tangente, là où il affronte le chaos, où plus rien ne fait sens, dans cette pratique officieuse, clandestine, en marge de l’institution philosophique, bref dans cette vertigineuse plongée au coeur des turbulences de la vie.

2 ème axe : quel sens cela a-t-il d’exercer la philosophie (d’être philosophe) ?

Je ne suis pas que philosophe, je suis aussi photographe, poète, écrivain, chanteuse, je fais de la musique, je fabrique, monte et mixe des images et c’est peut-être là qu’il faut chercher la façon particulière que j’ai d’exercer la philosophie. Ce n’est donc pas toujours la philosophie qui occupe le devant de ma scène professionnelle même si elle est toujours opérante et présente dans chacune de mes activités. Cette non-exclusivité de la philosophie dans ma pratique de la pensée me permet de ne pas m’enfermer dans le rôle, dans la fonction du philosophe, qui ne fait plus de la philosophie que par obligation, par routine ou par statut. Elle me permet de toujours garder avec la pensée philosophique un lien d’absolue nécessité. Avoir fait des études de philosophie, donner des cours, avoir écrit un essai philosophique, ne sont pas sans conséquences. Un livre est un espace-temps que l’on habite pendant un certain temps. Même si une fois accouché, il fait son petit bout de chemin tout seul, il continue de vivre en nous. Quand on écrit un livre, on est à la fois mère et enfant de son travail. Il y a toujours des transes sur lesquelles on n’a pas fait toute la lumière. Déployer une conscience magique est un travail de tous les jours. Certains concepts mettent encore à l’épreuve l’auteur et l’auteur met encore certains concepts à l’épreuve de l’une ou l’autre facette de la vie qu’il n’avait pas prévu… Il y a aussi des pistes pointées, juste entrevues, dont il nous démange d’en poursuivre plus à fond l’exploration. C’est pourquoi, je continue de chercher, humblement, passionnément. Si cette recherche se fait philosophiquement par la lecture, l’écriture et la fabrication de concepts, elle se fait aussi par la photographie, l’écriture de chansons… Les peuples qui habitent mon univers philosophique, mon corps de philosophe ne sont pas seulement issus de la philosophie mais surgissent d’horizons divers : volcans, montagnes, musiques,cinémas… Pour que ces peuples puissent prendre place au sein de la philosophie, il faut que le philosophe puisse danser à même leurs mystères. Le philosophe doit quitter la rive qui tant de temps l’a nourri, le sol qui lui offre une certaine assurance, et s’aventurer en terre inconnue, en milieu inhospitalier. Loin de faire de la philosophie ainsi qu’elle se pratique depuis les hautes sphères des chaires universitaires, loin du point de vue de celui qui n’ose se mouiller de peur de se noyer ou de toucher la terre de peur de se salir, je préfère me jeter dans les chaires brûlantes de ces mystérieuses contrées, au risque de ne pas revenir à la philosophie. Et je préfère ce risque-là plutôt que d’y être toujours restée sans la féconder de forces nouvelles. Car si le philosophe en revient, c’est avec le savoir de celui qui a vu ce qui ne se voit, entendu ce qui ne s’entend. S’il revient, c’est avec le feu des volcans, avec le chant des sirènes, les pleurs d’enfants désespérés, avec les cris de Laura palmer, avec les dires des chiens-fauves, des arbres et des torrents. (Oui, oui, les arbres et les torrents ont aussi leur façon de parler, c’est une réalité, ce n’est pas une métaphore. On voit aujourd’hui ce qu’il nous en coûte de ne pas avoir cru que les arbres eux aussi ont leurs mots à dire sur cette planète.)

« Le philosophe doit devenir non-philosophe, pour que la non-philosophie devienne la terre et le peuple de la philosophie » disent Gille Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est ce que la philosophie? (p.105)

Les devenirs, les jeux, les agencements de la musique ne sont pas les mêmes que ceux de la photographie, de l’écriture d’un scénario ou encore de la vision d’un film et donc aussi très différents de la pratique philosophique. Mais, il n’y pas hétérogénéité indépassable. Il n’y a pas cloisonnement des savoirs. Il y a alliances et contagions entre ces différentes manières de penser. Mon oeil de philosophe viendra toujours contaminer et enrichir mon regard photographique, et c’est ce qui fait la singularité de ma pratique photographique. Et si ce sont des volcans, des bêtes et des enfants sauvages qui illuminent mon regard photographique, comment ce regard n’affecterait-t-il pas les terres de la philosophie ?

Ce qui est intéressant, c’est d’habiter les frontières parce que c’est au coeur des failles que tout se joue, que les mondes s’enfantent, que naissent les continents et les océans… Cloisonner les disciplines, c’est se couper d’un processus essentiel à la prolifération de la vie qui fourmille de ce type d’alliance, le végétal et le minéral, l’animal et l’humain.

Mon activité philosophique n’est pas envisageable sans ces passages par la non-philosophie. Dès lors pour moi faire de la philosophie, c’est aussi faire de la photographie, faire des courts-métrages, chanter, travailler avec des musiciens. L’inattendu, c’est quand la philosophie passe dans d’autres disciplines, que se passe-t-il dès lors que la philosophie se met à peupler le rock and roll ?

Préférer le devenir à l’identité. Quel sens y a-t-il à « devenir » philosophe, plutôt qu’à « être » philosophe ? Quelle nécessité, quelle urgence, y a-t-il alors à revenir en terre de philosophie même si il y a forcément opération de déterritorialisation, pourquoi ne pas se satisfaire de la création des images, de l’écriture de chansons ? De même que la musique permet de rendre tangible certaines puissances qui échappent à la philosophie, il y a quelque chose qui ne se laisse penser par aucune autre création que par la création de concepts. La philosophie a sa manière propre de capter, de donner consistance aux flux et aux mouvements de l’infini. Là, réside encore pour moi tout le mystère de la philosophie, énigme que je n’ai pas encore fini d’explorer.

En cela, dans cette étrange pratique de la philosophie, il y a quelque chose de changé par rapport à l’image habituelle de la philosophie et du philosophe. Philosophe-volcanologue, enfant-philosophe, philosophe-sorcier, philosophe-artiste, plus que philosophe-juge, philosophe-tyran ou fonctionnaire de la philosophie. Quoique tous ces rôles fassent aussi partie des cinémagories du philosophe-artiste.

On s’éloigne un peu de l’image du philosophe, maître autorisé de la pensée, aux idées claires et distinctes, qui sait tout, qui a tout lu, et qui différenciant le vrai du faux, fait figure d’autorité en la matière. On s’éloigne de l’image du philosophe, affranchi de son esclavage aux mondes des illusions, enfin sorti de l’obscure caverne où, captif de son ignorance, il tenait pour vrai les ombres que sur les parois la lumière projetait. De celui-là qui sait désormais que le monde sensible n’est que la pâle copie, l’immonde corruption d’un monde intelligible où séjourne le vrai, le bien et le beau, organisant son chemin de connaissance en disciplinant ses sens afin de s’élever au niveau de ce monde de pureté. À la différence, pour le philosophe-volcanologue, les images masquent aussi de souterrains passages. Eux aussi brûlent d’une sacrée lumière et d’un feu intérieur digne de la plus haute considération philosophique. Il n’ignore pas. Il a vu le soleil à l’extérieur de la caverne. C’est une direction à la vérité. Mais, il y a d’autres sens. Dans la caverne, il y a une autre caverne. Les chemins de la connaissance sont quelquefois d’étranges et obscures labyrinthes. Le philosophe-artiste ne méprise pas ses sens. Si ceux-ci l’affectent, il écoutera ce que son corps et ses passions ont à lui enseigner. Le corps, cet « inconnu montreur de route » (2), cet initiateur aux sens de la terre. Le corps, cet insensé, cet impensable qui force à penser ce qui ne se laisse pas penser. Le philosophe-volcanologue ne parle pas depuis sa chaire de morale, depuis les hautes sphères des idées désincarnées, mais devant sa mort, à même les chairs vives et nues de la vie. Il ne craint de maculer sa pensée de boue et de sueurs. Il ne craint pas de laisser mener les transes de sa pensée par les sens de la terre même si ceux-ci tremblent sous ses pieds et qu’une faille risque de le restituer à son humble condition d’infime petite poussière stellaire. On s’éloigne aussi, un peu, de ce philosophe rationaliste qui, flippé de commettre des erreurs, s’appuie sur une méthode infaillible assurant à l’homme une progression automatique dans l’acquisition de ses certitudes, assurant à l’homme son titre de maître et possesseur de la nature. Le philosophe-volcanologue, lui, se sent plus proche de la formule de Deleuze-Guattari, « non pas l’homme en tant que roi de la création, mais plutôt celui qui est touché par la vie profonde de toutes les formes ou de tous les genres, qui est chargé des étoiles et des animaux (…) » (3). Et aussi, du langage. Ce philosophe connaît la ballade de l’enfant-poète, et dans ses mots ce sont toujours un peu les arbres, les Indiens, les fauves, et le roc, qui parlent. « Je est un autre ». Je ne cesse de devenir une multiplicité d’autres. À chaque nouveau jeu, un nouveau je. Adeptes des rencontres qui métamorphosent notre point de vue restreint à un plan de perceptions humain trop humain, cet enfant-philosophe transgressera les clôtures que le philosophe-juge avait soigneusement assigné au champ de la connaissance. Il passera la frontière du pays du « que puis-je connaître ? » et s’élancera dans les mers de l’impensable, où les possibles et agencements de ces possibles sont illimités. Ce devenir enfant du philosophe ne signifie pas, insouciance, inconscience, mais plutôt ouverture de la conscience à un niveau magique de la pensée. Un niveau qui ne supprime pas l’étrange étrangeté de la vie mais dont le chemin de connaissance s’efforce de tracer une terre où ces bio-multiplicités puissent librement, viablement, s’exprimer. Certes, cette méthode anomale a ses risques, son lot de difficultés, son exigence de prudence, puisqu’elle ne dispose pas d’une recette toute faite, applicable en toute circonstance, mais qu’elle exige un renouvellement, un rajustement incessant de ses perspectives au regard de la nouveauté de chaque situation. Mais voilà un réel défi pour la pensée, non ?… Se tenir à hauteur du changement, de l’inattendu, du nouveau, bref de la vie, de cette vie pleine de surprises et d’accidents, de cette vie qui n’est pas gagnante à tous les coups. Car qui peut dire avec certitude ce qui lui adviendra demain ? Sera-t-il encore là pour le dire ?

Le philosophe, quelles que soient ses années de pratiques et d’études, se doit de rester ce chercheur, humble, vigilant, toujours capable de livrer aux vents ce qu’il mit tant de soin à extraire du chaos. Quitte à ce que le vent dissémine sa création et à nouveau le restitue aux turbulences de ce chaos, le plantant nu, fragile, face à terre. La philosophie naît de sa confrontation constante aux rafales de la vie, de cette mise en péril d’un savoir si difficilement acquis. Acquis, ais-je dis ? Dans la vie, rien est acquis. Et il va ainsi de l’amour, de l’amitié. Ce n’est pas parce que vous vivez avec quelqu’un depuis 20 ans que son amour vous est inconditionnellement acquis. L’amour, l’amitié est une perpétuelle création qui exige que l’on renouvelle son souffle pour que soit entretenu le feu de la relation. Et il en va ainsi pour cette fameuse amitié de la sagesse, il est peut être sage d’accepter qu’elle en passe de temps à autre par une misosophie, par un temps où l’on remet tout en question : Quel sens cela a-t-il de faire de la philosophie ? D’être-philosophe ? Voilà des questions saines. Si le philosophe n’est pas capable d’un tel risque, s’il n’accepte qu’aucune différentielle ne vienne violenter sa petite famille conceptuelle, troubler l’ordre de son empire, son savoir deviendra vite vide. Et nous le verrons marteler ses petites rengaines. Il aura fait de sa révolution un système dont il sera le premier prisonnier. Ces phrases qui jadis brillaient dans la nuit, tels des éclairs qui renversaient sa pensée seront ternes et sans corps, sans vie. Il aime désormais sa prestance, sa reconnaissance, son pouvoir sûr… Cantonné dans son identité de philosophe, il martèle « je est un autre » mais aucun « je » ne se voit fêlé par ses dires. Certes, il parle bien. Certes, il accumule les références. Il jongle même avec. C’est un professionnel, mais plus aucun feu ne brûle dans ses yeux. La marmite est froide depuis longtemps. Sa soupe n’a plus de goût. Pire, elle a viré au mauvais goût. Il faudrait une différentielle de température, un appel d’air pour raviver ce feu de l’enfance qui jadis l’avait poussé à s’engager en philosophie. Mais tout est désormais bétonné. Les concepts sont devenus des slogans. On comprend alors, que ceux qui se voient sommés d’ingurgiter cette vieille soupe « conceptuelle », sans quoi jamais ils n’accéderont au titre « d’ami de la sagesse », hésitent…

Ainsi, j’en viens au troisième axe.

3ème axe.Pourquoi vouloir conserver et perpétuer la pratique de la philosophie ?

Je ne sais pas… Si la philosophie est cette activité bourgeoise, ce sport de luxe, cette culture coupée de la vie et de ses corps, si elle ne consiste plus qu’ à invoquer de vieux fantômes : « Comme le disait, ce cher Gilles Deleuze… ». Si elle n’est plus qu’exposition, déballage de connaissances sur les tables des conférences, si cela devient une affaire de Musée, de conservation, de conversation, de collection de références. Si dans les salles de cours et d’examen, la pensée n’est plus que banale entreprise de recognition pour l’obtention de points ou de grades :

« Les conditions de possibilité de l’expérience sont en même temps celles de l’objet de l’expérience » : principe suprême des jugements synthétiques a priori, Kant. 1pt

« penser, c’est expérimenter », « créer, c’est résister » : Deleuze. 1pt

Le corps sans organes, c’est : « ouvrir les guillemets »

La conscience magique, c’est : « ouvrir les guillemets »

Si l’art philosophique n’est pas cette brûlante passion, ce geste risqué et engagé dans la vie, si la philosophie n’est pas cette urgente nécessité d’une pensée de l’impensable, cette implacable volonté de créer, de tracer des pistes qui déjouent la pandémie de la bêtise, dégageant un plan d’horizon là où tout semble désormais contaminé et figé dans une paralysie généralisée… alors…

Alors, je ne sais pas, je ne sais pas…

La philosophie est elles quêtes de sens ? Conclusion.

La pensée philosophique surgit dès lors que plus rien ne fait sens, au cœur de l’absence, dès lors que se fracture la chaîne des signifiants, humaine trop humaine, instituée par l’homme pour l’homme, dès lors que se brise la chaîne des habitudes, qu’un problème se pose, et qu’il nécessite un traitement. Alors, dans la façon même dont s’agencera le traitement de ce qui fait problème, s’enfantera la singularité de notre pensée. Ici en l’occurrence, pourquoi faire de la philosophie ? Pourquoi pas plutôt faire des études de droits ou cultiver des légumes ou faire du rock and roll, ou s’engager chez Greenpeace ? Mais est-ce incompatible ? Pourquoi ce « ou » et pas un « et » ? La philosophie n’est elle que l’affaire des étudiants en philosophie, de spécialistes ? Ne s’adresse-t-elle pas aussi à celui-là qui du fond de sa solitude cherche à donner quelques consistances aux tumultes de ses idées et ce autrement qu’en ayant recours à la pensée fast-food? Peut-être qu’il est temps de projeter une autre image du philosophe que celle du philosophe, professionnel du langage, coincé dans son identité d’intellectuel, incapable de manier la truelle et le râteau, de danser et de chanter. Pourquoi pas celle (entre autres) d’un philosophe-sorcier, passeur, intercesseur entre les mondes, jetant des ponts avec d’autres forces de vie, animales, végétales, minérales, avec d’autres pans de la connaissance, musique, écologies, poésie, science, éthologie, volcanologie, cinéma ? Non pour dominer ces différences une fois l’altérité consommée, mais pour faire de son chant conceptuel si singulier, la joyeuse fête de ces alliances qui dansent en tout sens.

Le philosophe, déconstruisant d’une part « le » sens qui nous est donné comme une réalité figée, inaltérable, s’affairant, d’autre part, à même les tumultes du chaos, à créer des passages, des rapports entre ce qui a priori n’en pas.

La philosophie alors comme pure production de sens, création de perspectives inactuelles, tracé de pistes nouvelles, trouée d’horizon, dynamitant blocages et dualismes qui clôturent quelquefois notre pensée dans un carrousel sans issue.

Car il y a urgence à renverser les valeurs, dans un système où l’on ne remet plus en question le sens inéluctable que prends le cours du monde : Un sens unique : Une dead line.

Je ne vous l’apprendrai pas, enfin je crois, notre monde, notre monde en plein progrès, en pleine croissance, va mal. Tous les jours des enfants crèvent dans une indifférence généralisée, que cela soit le fait de la guerre, de la famine, de la maltraitance ou du suicide. Les forêts primaires sont entrain de disparaître. Nos émissions en gaz à effet de serre augmentent encore. La terre se réchauffe. Les vieux glaciers fondent. Le niveau de la mer monte. Tornades et cyclones sans précédent. Le Gulf Stream menace de s’arrêter. Les attaques terroristes se font de plus en plus désastreuses. On ne parvient pas à freiner l’hémorragie de la pauvreté. Les riches deviennent encore plus riches. Non, on a pas trouvé d’armes en Irak, ce n’était qu’un prétexte pour la main mise du pétrole par la bande à Bush. La prochaine guerre sera nucléaire. Un quart des mammifères sont menacés d’extinction. La radio formate les chansons pour répondre au modèle « Starnaque ». L’art est un marché, et les artistes qui résistent, boycottés, réduit au silence. Les grandes multi-nationales font la loi. L’éthique est devenue la science des étiquettes. Un ordre mondial et moral unique est en train de semer ses graines un peu partout. Des petits appareils d’enregistrement sans entrailles deviennent l’étendard de cette pensée uniformisée. Oui, la course au progrès, la course aux profits, nous conduit désormais à la suppression de la bio-diversité et donc, à plus ou moins long terme, à l’extinction de l’humanité.

Comment face à un tel constat, ne pas paralyser sa pensée ? Comment ne pas courber l’échine, se résigner dans un « de toute façon, on n’y changera rien », et en conclure à un « ainsi soit-il » ?

L’impuissance nous étreint de partout.

La philosophie, si elle se fait pensée de l’impensable, a son rôle à jouer dans la levée de ces impossibilités. Non en conjurant la diversité des sens que le bon sens appelle non-sens, ou encore contresens, mais en habitant de sa conscience la diversité des possibles. Car si nous ne voulons pas pactiser, il nous faudra ruser, inventer des agencements originaux, des styles de vie à contre-courant. La création philosophique, telle que je la conçois, tient ce rôle d’ obstacle à la bêtise et à la pensée unique. Elle est ce dispositif de résistance à la suppression de la biodiversité. Par son incessante reformulation des problèmes, sa mise en examen critique, généalogique, éthique et langagière de ce qui semble aller de soi, l’art de la philosophie peut perturber nos idées arrêtées, ébranler nos préjugés, ôter nos oeillères, métamorphoser notre point de vue quelquefois étriqué, révolutionner, non pas le monde mais notre point d’assemblage usuel et systématique du monde.

Certes, la philosophie n’est pas la seule à pouvoir mener cette lutte. Elle le fait à son niveau par la création de concept. Le documentariste le fera, via sa caméra, par exemple en donnant la parole aux arbres, aux tigres, aux oubliés des bienfaits de notre monde en pleine croissance. En fait chaque discipline a ce pouvoir, il suffit de le vouloir… Mais le veut-on réellement ?

Le monde est devenu un mauvais film, dont nous sommes tant les acteurs que les spectateurs. Nous avons le choix pourtant de limiter notre contribution à sa diffusion. Nous pouvons le court-circuiter, le jouer autrement, le démonter, le monter et le mixer autrement. Et chacun de nous, je veux dire nous, les enfants de la terre, sécrétons ce feu nécessaire à la création immanente d’autres agencements, d’autres mondes, d’autres possibilités de vie.

Peut-être, qu’il nous est permis d’espérer que face à un tel constat, à un tel bilan de l’état de notre planète, les divers chemins de connaissance se mettront à se croiser, les machines de pensée se mettront à s’entre-féconder, à coexister, au lieu de se demander à qui revient la vérité sur, le pouvoir sur, au lieu de viser sa carrière, sa reconnaissance publique, son pouvoir financier… Et qu’enfin cessera cette petite guéguerre des savoirs et des religions. Et qu’enfin on se mettra à voir l’urgence qu’il nous enjoint de créer des liens, d’inventer un nouveau type de solidarité entre ces îlots de savoir, tout en ne négligeant pas de respecter le chant particulier de chaque région. Et qu’enfin, cet archipel actera à un « résister ensemble » dans l’urgence de réactiver, de restaurer un peu de vie là ou celle-ci se dégrade de jours en jours, là où la bio-diversité tend à s’amenuiser. Et que peut-être, alors, à la frontière de nos différences, s’enfanteront des terres où il fasse bon respirer.

Pour moi, cette pratique de la différence, plus qu’un souhait qui se conjugue au futur, commence ici et maintenant par une mise en pratique à l’intérieur même de notre petit microcosme, de notre corps, de notre conscience. Cela commence par travailler à accueillir nos différences, nos étrangetés, nos paradoxes, à faire coexister notre côté rationnel et notre part de folie, à apprivoiser cette damnée solitude, cette inévitable mort, à rencontrer ces puissances à la foi animales et minérales, ces sens de la terre et du cosmos.Tout cela, oui, la création philosophique me l’a permis et me le permet encore chaque jour. Alors que voulez-vous que je vous dise, sinon lui dire encore merci.

(1) Descartes René, Discours de la méthode.

(2) Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

(3) Deleuze Gilles, Guattari Félix, L’anti-Oedipe. p.10.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *


× 6 = thirty six