Athane Adrahane: Greenwitch, merci de me recevoir dans ton antre. Tu peins, écris, confectionnes des bijoux, customises des dolls, ce qui implique la création de vêtements, de maquillages, de tatouages, de photographies où tu les mets en scènes…Ton univers est magiquement peuplé, fourmillant de mystère et d’authenticité. Loin d’un esthétisme lisse de vitrine où seraient exposés de simples objets sans âme, les créatures qui habitent ton monde vivent, voir survivent. De cette vie, à même le monde d’aujourd’hui, d’hier et de demain, ces personnages en portent les cicatrices, les pires cauchemars, les séquelles d’on ne sait quelle explosion nucléaire mais aussi les rêves d’ arbres ou de rivières. Cette âme qui à ton contact éclot, ces petites créatures la cultivent en cherchant le langage de leurs instincts, de leurs viscères, en se questionnant philosophiquement, poétiquement. Si quelques fois, elles se tiennent sur le fil de l’abîme, au bord du précipice, à proximité de la corde, c’est aussi, par delà les grillages, à proximité d’horizon solaire où fleurissent le courage et l’espoir de la création d’un autre monde, qu’elles se tiennent. Tu dis dans un de tes textes « créer, crier », pour toi, c’est ça créer: un lâcher de souffle en partance des tripes, une lutte pour que ne s’éteigne la lumière de l’enfance, le feu du jeu, où se déploie la multiplicité du «moi», la palette des émois: solitude, rage, tristesse, émerveillement d’être en vie, de renifler l’automne, de cueillir une pomme ? C’est en tout cas ce que m’évoque ton travail…
Greenwitch: Athane, merci de venir gratter la couche de vernis sur la poupée que je suis. Une créature à tentacules…et à racines ! Et oui, je préfère me taire et crier avec les mains. Le crayon, le pinceau, c’est une manière politiquement correcte de vider son trop plein émotionnel. Parler de ce qu’on ressent vraiment est encore trop souvent perçu comme une faiblesse ou comme un acte impudique.
A.A.: Peut-être est-ce parce que nous n’avons pas estimé bon de développer dans notre être ensemble, cet art de l’écoute des vibrations émotionnelles de l’autre. L’inconfort que cela enclenche, provoque un durcissement de notre perception. Ne parvenant pas à nous tenir à hauteur des authenticités de l’autre, nous jugeons ses « mises à nu » comme des atteintes à la bienséance. Le dessin, la peinture, la poésie serait alors un espace/temps où il nous serait permis de ne pas nous barricader, dissimuler ce que notre corps « peut », ses incursions dans le nu de la vie. Pour en revenir à ton univers, on a l’impression que ces personnages tu les crées autant qu’ils te créent. C’est comme s’il y avait un vrai dialogue entre toi et eux. Vous grandissez ensemble ? Ce sont des amis pour toi? Comment vis-tu cela au quotidien? Tout danse en continu, vie et création?
GW: J’ai toujours été réservée. M’exprimer par mes personnages n’est pas une fantaisie mais un besoin. Je tente de poser des images sur ce que je ressens. Ensuite, je m’en sers pour comprendre. A l’heure actuelle, ce n’est plus un dialogue, c’est une véritable assemblée lancée dans un débat continu ! Un sujet en amène un autre, en étoffe un précédent. Tout est mu par un grand besoin d’évolution. Je ne vois pas mes créatures comme des amis mais plutôt comme les acteurs d’un film intérieur. Parfois, ces marionnettes me surprennent, aussi. Lorsque je peins un paysage serein ou customise une doll de façon robotique, je sais que ce sont des colonies lointaines mais le contact avec ces nouvelles « planètes » n’a pas encore été établi. Parfois, je peux rester des jours sans savoir vers quoi je vais, je reste en latence. Puis, un objet anodin déclenche un effet boule de neige et peut me nourrir des mois entiers. Par contre, quand le projet est mené à terme, le support peut disparaître. L’idée fera partie intégrante des fondations…pour de nouvelles constructions. Et oui, tout danse en continu puisque la vie coule à travers les âges. Je suis l’homme qui peint les chevaux dans sa grotte, qui sculpte les bustes d’Athéna et grave le bois des temples du Nord. Et, à mon échelle, la rivière coule à ma manière. Peut-être que mes créatures aussi utilisent leur potentiel pour enrichir ce nuage d’inspiration.
A.A.: Il y a cette importance des arbres chez toi. Saule est un ange-magicien en connexion avec le savoir des arbres…De quoi est-il le messager, que garde-t-il de si précieux?
GW: C’est une sentinelle qui garde la clairière des connaissances. L’Homme est en train d’étaler une croûte de béton sur la terre…et sur ce qu’elle nous a apprit, ce qu’elle doit encore nous apprendre et ce qu’elle nous donne depuis ses débuts. Sans minéral, pas de végétal, etc. J’imagine des arbres comme des stations relais entre le cœur de la Terre et nous, ses petites fourmis. Saule traduit le langage des feuilles sans pour autant le divulguer aux masses. Parce qu’une information engendre des questions. Les réponses deviennent de nouvelles informations et ce « virus » mental prolifère. De plus, une simple parole peut avoir l’effet d’un coup de hache si elle est mal interprétée. Cette dernière phrase me rappelle l’importance des accords toltèques. Ceci dit, ne me demande pas ce qu’est le message des arbres, je n’en sais rien. Pourtant, parfois, quand je sors dans la Verte, j’ai l’impression de toucher l’information du doigt. C’est à la fois tout proche mais encore bien enseveli.
A.A.: Quel sont les œuvres de nature, d’art ou les artistes qui cohabitent avec ta création?
GW: J’aurais envie de répondre qu’il n’y a aucune limite aux influences même si mon petit monde suit ses grandes lignes. L’art fantastique, la musique coldwave, les romans de science-fiction, les films d’anticipation, les pylônes, l’aubépine, le cake aux pommes, etc, tout fait farine au moulin ! Après tout, nous ne sommes qu’un gros sac d’influences. Ce qui nous défini, c’est notre filtre, notre interprétation. L’important pour moi, c’est de ne rien rejeter d’emblée. Connaître ce qu’on déteste pour déterminer ce qu’on adore… et vice-versa. Comme des inconnus qui deviendront des amis, des ennemis, des connaissances ou des gens de passage.
A.A.: Ton art s’apparente à l’artisanat, il n’est pas séparé de ton environnement, de ce qui t’entoure. Si tu sembles venue d’une autre planète et d’un autre temps, tu es aussi un enfant de ton époque, en témoignent les divers matériaux qui dans tes créations se côtoient: câbles, poupées synthétiques, ampoules en guise de collier… Sur ce domaine des matériaux et de leur impact écologique, tu sembles en perpétuel recherche. Il y a sur ton blog une très belle lettre à ce sujet… La récupération, le recyclage, les vêtements cousus, tricotés, les peintures de corps, à la grâce de ton chaudron alchimique, singularisent des poupées aux corps synthétiques, sérialisées. Cela participe de ton message de se créer son propre corps et univers esthétique plutôt que de s’aligner sur la chorégraphie de la poupée-robot qu’on nous vend au quotidien?
GW: Pour moi, c’est essentiel de parler la même langue que mes contemporains. Je ne veux pas d’un univers fermé ou élitiste, je souhaite que mon travail puisse dialoguer aussi avec l’observateur, sans prérequis. Pour moi, une « bonne » création doit interpeller l’œil (ou l’oreille), les émotions et le mental. Je vois dans l’esthétique vide la gangrène de l’époque. Un gaspillage de temps, d’énergie et d’argent pour de l’artifice, du paraître, du sacro-saint « Nouveau ». Et ne pas plier est difficile. Il n’y a pas si longtemps, nous utilisions le peu d’argent que nous fabriquions pour son côté pratique, pour servir nos besoins. Ici, nous sommes esclaves de nos salaires pour répondre aux attentes d’un monde qui court vers une croissance à la manière d’Icare. Bien sûr, je suis loin de voir la globalité de ce problème. J’utilise les « déchets » de la société pour me rappeler son absurdité mais aussi, à plus grande échelle pour intégrer que, même si l’Homme blesse, s’il a fabriqué l’arme, c’est de la Terre que vient sa lame, c’est vers lui-même qu’elle est donc tournée. Une version pragmatique de Prométhée. Par contre, même si nous allons à notre perte, la première ligne, minérale, ne mourra pas par notre main. La seconde, végétale, se relèvera plus facilement qu’on ne pense. Malheureusement nous entraînons avec nous par la mort ou la souffrance, beaucoup trop de nos frères animaux. Et si je ne peux pas toucher tout le monde par le visuel ou l’émotionnel, j’espère que mes créations amorceront au moins une réflexion sur l’auto sauvegarde.
A.A.: Merci Greenwitch, pour terminer cet entretien, écoutons ce poème que l’on peut aussi trouver sur ton site:
“Réveillez-vous, langues engourdies.
Ouvrez vos yeux nécrosés, voyez la Vie.
Notre Corps commun est couvert de cicatrices cachées sous une épaisse couche de fond de teint.
A quoi nous sert cette peau synthétique, ces os de plastique abritant un vague chagrin ?
Perdurer une vie dont le sens a été perdu.
De la naissance à la mort, la vie doit couler en continu.
Toute la poussière d’étoile remise en commun dans le sablier géant.
Nos cœurs qui se balancent au rythme du même battement.
Nous avons juste de besoin de branches pour enlacer la Terre
Et de la rivière pour traverser nos artères.
Exorciser les structures métalliques en les laissant rouiller.
Les intégrer à nos racines sans être dépassés.
Sortir de l’asphalte, briser le béton,
Nous qui confondons protection et prison.
Dansez sur la fourmilière.
Avant qu’ils nous vendent les cendres de nos pairs.”
GreenWitch, d’origine carolo, se découvre très tôt une passion pour le dessin et toute autre activité créatrice manuelle de préférence « inutile ». C’est à 13 ans qu’elle commence à suivre les cours du soir de l’Académie des Beaux Arts de Tamines (où elle sévit encore). En 2007, elle découvre les poupées asiatiques (BJD). Ces grandes dolls de résine étant customisables à souhait, la sorcière s’en donne à cœur joie. La peinture rejoint la poupée et vice versa. À part dans le chocolat, elle puise l’inspiration dans la peinture (symboliste, visionnaire, illustration,…) dans les films, l’ethnologie, la mythologie, …
Site Web: http://lagreenwitch.blogspot.be/