Soirée artistique et littéraire dans les regards réciproques au Centre Culturel Omar Khayam, le 19 octobre 2007 «La conscience magique, cette inquiétante étrangeté » accompagnée d'une exposition de photographies d'A.Adrahane et G.Sens.

 

 

« Le regard autre »

 

par Athane Adrahane

 

 

 

Bonsoir à tous,

Je voudrais d'abord remercier le centre culturel Omar Khayam (1), pour cette invitation, fruit d'une rencontre qui s'est d'abord opérée avec l'univers livresque de « La conscience magique ». Ce qui anime votre travail rencontre par certains axes le mien. Vous, comme moi, cherchez à créer un espace/temps où les valeurs et les différences puissent coexister, un monde où le rapport à autrui ne se vit pas exclusivement sous le mythe de la colonisation à sens unique, une domination de droit d'une culture par une autre, d'une classe par une autre, d'un règne par un autre. Un univers où « l'autre », quelle que soit sa couleur ou sa langue, puisse valoriser sa singularité, son mode de rencontre au monde sans craindre que parce que ce mode n'est pas semblable à celui du voisin, celui-ci n'ait pas droit d'expression. De ce monde à créer, vous en parlez dans les termes « d'espace de l'entre-deux » et là encore, il y a rencontre entre nous, tant dans l'esprit que dans le concept, puisque l'entre-deux est un concept clef de « La conscience magique ».

Où se trouve cet espace/temps de l'entre-deux ? Je crains qu'il n'y ait pas de carte toute faite qui nous conduirait à ce précieux trésor, à cette terre originale (original au double sens du terme, d'une part « qui existe dès l'origine », et d'autre part nouveau, singulier, inédit) car d'une part cet espace n'existe qu'en le créant et d'autre part cette terre originale ne cesse de nous devancer, de nous précéder. Cela existe, mais sur un autre plan de conscience comme les mirages d'oasis qui s'enfantent à l'arrachée de longues traversées de désert.

Cet entre-deux est un antre à la géographie mouvante, aux frontières fluctuantes. Dans cet endroit ou plutôt cet envers d'un monde actuel où dominent les malentendus, les barbaries, une tendance à la suppression des différences au profit d'une logique dominante de l'uniformisation mondiale, dans cet « envers » se créent une autre communication, une autre écoute, plus profonde, plus intense puisque s'opérant au niveau de nos différences, de nos singularités, de nos solitudes, de ce qui est essentiel.

Un livre peut devenir un tel espace de rencontre, une façon d'écrire cette ligne mouvante, cette frontière transformante. Frontière qui se vit, se comprend, comme une faille à habiter plutôt que comme une clôture, un mur dressé entre deux pays. Ce livre serpente donc entre des univers très variés comme le cinéma de David lynch, de Pedro Almodovar, le rock an roll, les volcans, la poésie, la philosophie de Gilles Deleuze, de Friedrich Nietzsche, le théâtre d'Antonin Artaud… Cette ligne de faille, géologique puisque enfantant une terre originale, est philosophique, conceptuelle, puisque telle est ma pratique. Mais comme je ne suis pas que philosophe, ce tracé se voit grossi, nourri, fécondé par les autres affluents que sont mes autres pratiques et passions (la photographie, la musiques, le cinéma). On voit souvent la philosophie comme une entreprise terriblement abstraite, et le philosophe comme un intellectuel qui ne salit jamais ses mains, cloîtré qu'il est dans son fief universitaire. Il y a un peu de vrai là-dedans. Mais moi, je viens d'un autre monde philosophique, entre autres, celui de Gilles Deleuze et de Félix Guattari. Et ces philosophes, pour qui la philosophie est une création, une création de concepts, disent ceci de très beau :

 

«  Le philosophe doit devenir non-philosophe, pour que la non-philosophie devienne la terre et le peuple de la philosophie »

 

Ce livre plus qu'un livre, est une tentative créatrice de traverser les multiples mondes qui « nous » habitent et que nous ne cessons de créer, de donner la parole à nos peuples intimes, de tracer un réseaux entre ces peuplades, d'établir une cartographie de la planète que nous hébergeons chacun en nos corps.

 

2. Toute personne est bien plus que le rôle, le sexe, la race ou la fonction qu'on lui assigne, qu'il s'assigne.

Nous partirons donc du cri bien connu du poète Arthur Rimbaud, de sa découverte fulgurante :

« Je est un autre »

Creusons plus loin le chemin.

« Je » est une multiplicité d'autres

Toute personne est une planète. Dans cette planète, toutes sortes de tribus aux mœurs, aux rites, aux croyances différentes, quelques fois opposée. Dans cette tribu des personnages aux couleurs et aux luminosités diverses. Dans cette planète, toute une faune et toute une flore, des villes, des montagnes, des ours, des entités anomales.

Toute personne est une constellation peuplée d'une multiplicité d'univers. Toute conscience, tout corps est multiversel. Parmi ces univers qu'on habite, qui nous habitent et qui entrent en interaction, on trouve les plus évidents : ceux de la famille, du milieu scolaire, professionnel, de la communauté...

Il y a aussi toutes ces communautés moins officielles, un peu inavouables, un peu secrètes, ces mondes où l'on peut passer énormément de temps et qui nous construisent aussi. Il y a tous ces devenirs non-humains. Que veut dire faire partie de la tribu des fleurs, des papillons ? Le photographe ou celui qui travaille la terre, le jardinier, comprend bien cela. Ce sont des pactes, des alliances très précieuses qui engagent notre vie.

Monde de livres, de films ou univers musicaux, sont des lieux géographiques où l'on grandit, autant que dans une maison, une ville. Ce sont des mondes réels. Lorsqu'il y a rencontre avec ces mondes, ce sont de véritables aventures qui engagent des amitiés, des pactes, des contrats. Il y a des passations d'énergie. Qui ne s'est jamais senti régénéré après un film ? Qui ne s'est senti la sœur de tel ou tel personnage de roman? Ces entités d'art peuplent notre monde, ils peuvent devenir des alliés urgents à convoquer en cas de danger ou de peur.

Il est vrai que dans notre culture dominée, saturée par l'empire du visuel, ces passations d'énergie ne se voient plus. Le délicat, l'imperceptible qui change tout, échappe à nos consciences obnubilées du résultat immédiat. Dans notre mythe capitaliste, celui de la consommation effrénée, où tout nous est dû, puisque nous sommes le centre du monde, les entités d'art n'échappent pas à ce régime énergivore. On consomme, on prend. On ne considère plus comme précieux, sacré, ce qui se donne à nous, ce qui nous nourrit. On oublie de dire merci, de faire circuler le flux. Dans notre mythe capitaliste, nous ne voyons plus les anges. Il n'y a rien de mystique dans cette assertion, c'est très concret. L'ange peut être juste à côté de nous, cela peut être la personne avec qui l'on vit depuis vingt ans et qui nous a relevé de bien des trépas, le voyageur d'un instant qui illuminera la traversée de nos caldeiras désolées, ou encore le film qui changera notre vie. Inverser le réflexe consumériste, c'est apprendre à voir ce qui ne se voit et c'est cela « le regard autre », c'est ce que nous tentons ce soir. En anglais « regards » veut dire amitié, « amitié » dans la langue que le renard a apprise au Petit Prince de Saint-Exupéry cela veut dire apprivoiser qui veut dire tisser des liens, c'est-à-dire : enfanter cette ligne invisible, cette onde magique qui connecte ensemble des mondes hétérogènes.

 

3 : Reprenons : « je est un autre »,  je deviens une multiplicité d'univers. Dans un corps, dans le « Je » donc des mondes aussi différent que cela : (ici passage d'extraits issus de différents films, différents mondes)

Ces multiples mondes se chevauchent, se coupent, entrent en interaction, en conflits, se touchent, s'éjectent ou créent ensemble d'autre mondes. De ces mouvements, de ces danses tectoniques, de leurs connexions, nous ignorons beaucoup. La façon dont ces plans s'agencent, touche au grand mystère.

Trop souvent, nous réduisons l'immense mystère que nous sommes à nous-même en une explication qui nous fige et nous paralyse dans un rôle, une fonction, une temporalité historique. « Je suis fonctionnaire de l'Etat, et non, enfant de la forêt ». Nous tenons ces univers pour des réalités séparées, allant dans des sens divergents, paradoxaux. Incapables de penser dans le paradoxe, nous rejetons cet impensable. Nous l'enfouissons loin de notre quotidien dans des zones étiquetées « obscures », jugées « dangereuses » pour notre santé mentale. Mais ce n'est pas parce que l'on dérobe à notre vue ce qui nous effraie, nous violente, nous touche intensément, nous remet en question, nous pousse aux limites de notre compréhension, que cela ne continue pas à agir quelque part. Et alors, non conscient de cela, décidant de ne pas nous attarder à la nature complexe de ce qui nous habite, nous en devenons les instruments.

Enfant, d'instinct nous comprenions ce concept du multiversel car nous déambulions sans arrêt dans de nombreux univers très mystérieux. Tout rapport à l'inconnu, à l'étranger, même si il y a peur est expérimentation qui nous transforme, de quoi nous apprenons. À chaque nouveau jeu, un nouveau je. Chevalier et cheval, ange et sorcier, fille de et soeur de. Nous devenions mondes et paysages que nous traversions. Nous chevauchions cette onde magique qui connecte ensemble les mondes et dont le passage d'une réalité à une autre devient de plus en plus conscient au fil de l'expérience.

Ensuite, il y a eu la colonisation de notre bio diversité par le programme d'uniformisation des corps et des pensées. Il y eut l'avènement du règne de la rationalité asseyant sa supériorité de droit sur toute les autres façons de connaître, sur les autres cultures et règnes du vivant. Une carte d'identité à laquelle désormais nous nous identifierons exclusivement a remplacé ces cartographies nomades que nous tracions au fil de nos devenirs. Un seul nom, une seule langue, un seul corps, une seule pensée. On comprend que ces programmes rendent quelque peu difficile la compréhension de concept tel que multiplicité, métamorphose, naître de ce que l'on rencontre. Ils ont conditionné notre épistème, notre approche dans la connaissance, notre rapport à l'inconnu, à l'autre. L'autre, ce mystère inexplicable doit être ramené au même. L'autre, monde ruisselant de mystère doit être enfermé dans des cases, des grilles, des catégories pareilles pour tout le monde. Et si l'autre est un peu trop rebelle, récalcitrant, insaisissable, si son intégration dans le programme d'uniformatisation ne fonctionne pas, qu'il diverge trop radicalement, il sera exclu, éradiqué du système dominant de pensée.

Si ces programmes prennent beaucoup de place, il n'y a pas eu complet formatage de nos autres espace/temps. Nous ne sommes pas une fois pour toute programmés, déterminés. Nous pouvons devenir tellement de choses différentes. Comment accéder à ces mondes enfouis dont nous ne connaissons plus les mots de passe, à ces couches profondes dont nous avons perdu les clefs et qui grouillent sourdement aux portes de notre conscience. Dans chacun des mondes traversés, on a semé des graines qui ont donné naissance à des corps de terre, corps de rêve. Si certains de ces corps sont morts faute d'irrigation, certains ont fait germer des oasis luxuriantes, très peuplées et attendent patiemment notre retour, d'autres encore, trop longtemps oubliés, jamais écoutés, rêvent de reprendre le contrôle total de notre conscience. Ceux-là ne sont pas à réveiller sans vigilance, sans précaution. Lecture de « la conscience magique » p. 59 et 60.

Les films mais aussi les musiques, danser, écrire, chanter, photographier, sont de très bons guides pour apprivoiser ces zones inconnues. Ce sont des passeurs entre les mondes.

Si un personnage de film dont les aventures se vivent à l'opposé de ma vie quotidienne, parvient à capter en moi une intensité très profonde, inexplicable, si une musique m'emporte à des altitudes inouïes, que là au paroxysme de cette ascension, elle me fissure en larmes, alors elle ouvre en moi un chemin vers mes profondeurs, vers ma source vitale, mon feu créateur. On a senti une libération d'énergie. C'est très précieux, il faut y prêter attention. On a touché à quelque chose d'important. C'est un évènement. Car même si ce chemin ne reste à notre conscience que le temps de la musique, du film ou du livre, que le livre refermé et nos corps repris par le stress quotidien, ces révélations disparaissent et retournent dans des profondeurs inaccessibles, nous avons néanmoins vu et habité l'espace d'un instant la faille. Nous savons que cela vibre au-dedans de nous. Si l'on veut maintenir cette artère ouverte, faire circuler fluidement le sang de nos terres, il faut maintenant créer, mettre sur pied une expédition pour naviguer de toute notre conscience à même ces mers de l'impensable. On n'y va pas comme cela. La dynamique de la création est un excellent véhicule pour cette expédition au coeur de nos multiplicités. Peu importe l'art, l'artisanat, que l'on choisit, nous ne sommes pas restreints aux 7 arts officiels. Examinons-en deux : la sculpture et la photographie.

 
 
  Livrons- nous à un petit exercice pratique : Voici de la terre. (de la terre glaise est donnée aux public) Entrons dans le monde de la sculpture. Laissons nos mains nous guider. Que me révèlent mes mains sur mes mondes enfouis, sur mes divers peuples? Nous serions étonnés de voir que nos mains ont tout un savoir dont le « je » ne sait rien. Les mains ont quelques choses du regard. Elles nous guident à travers d'autres millénaires. Elles nous connectent avec la matière, le minéral, la glaise... Elles nous font entrer en dialogue avec des paysages d'avant l'homme, avec la pierre, les puissances telluriques. La sculpture, une fois terminée, se fait trace de nos expéditions. Il y a en elle le conte, le récit de tout un voyage. Ce qui importe,
 
Sculpture-volcan réalisée par une enfant lors de cet exercice
 

c'est autant la sculpture enfantée que le chemin qui nous a permis de construire ce personnage-monde et qui lui, à son tour, nous emmènera ailleurs et ailleurs.

  Passons à l'art photographique, cette série de photographies que vous pouvez voir ce soir, est intitulée « fragment du peuples de tes fissures ». Un monde se peuple d'une pluralité de peuples, un corps d'une pluralité de corps. Pas un moi unidimensionnel mais une pluralité de personnages, une faune et une flore, des devenirs animaux, végétaux qui vont dans des sens multiples et opposés. Photographier, c'est écrire avec la lumière, révéler les multiples luminosités d'un corps, ses profondeurs de chants. Donner corps à nos peuples intérieurs, donner à voir et à entendre ce qui se passe dans l'invisible.
 
La photographie est toujours une rencontre entre corps étrangers, que ceux-ci soient en nous ou à l'extérieur de nous, qu'il s'agisse de paysages humains ou non humains. La photographie donne à voir ces interactions. Pour moi, une photo est réussie, s'il y a rencontre, s'il y a pacte avec l'élément que l'on photographie. Car cet élément, on le devient toujours un peu. Dans un monde se dissimule une pluralité de mondes. Le paysage montagneux que je regarde n'est pas que minéral. Il y a une multiplicité de petits peuples qui grouillent mais qu'on ne voit pas directement. On y trouve toutes sortes de mouvements imperceptibles, de déplacements moléculaires, de danses aux agencements complexes qui font intervenir des acteurs très disparates, toute une bio-diversité. L'humain est aussi un paysage
mystérieux, vaste complexité faite d'une multiplicité de connexions pluridirectionnelles. Figer l'autre dans une identité unidimensionnelle, réduit nos chances de le rencontrer. Enfermer autrui dans une image, dans un rôle unique est réducteur. « Toi : mon fils ». Photographier dans une perspective magique comme nous la pratiquons dans cette série, consiste à ouvrir ces prisons d'images où l'on s'enferme, à capter ces multiplicités inconnues qui nous habitent, à faire éclore d'autres chants de subjectivité.  
 
 

Les ouvertures sont nécessaires à une bonne circulation. C'est comme les édifices volcaniques, ce sont des ouvertures nécessaires qui permettent à la terre de respirer, d'évacuer la terrible chaleur et les fortes pressions qui y sont contenues. Sans les volcans, la terre imploserait. Et bien, de par le fait que nous sommes des enfants de la terre, il y a en nous une même dynamique qui s'opère. Il faut maintenir des ouvertures, créer des cheminées, c'est-à-dire des chemins qui nous permettent d'assurer une bonne circulation entre surface et profondeur, connu et inconnu, visible et invisible, sinon... nous implosons. On ne peut rester sans danger avec d'immenses tensions à l'intérieur de soi. Créer au sens d'une conscience magique, c'est cela, c'est ménager des ouvertures qui permettent de ne pas imploser, de canaliser, d'artèriser nos énergies.

 

4. Je voudrais insister ici brièvement sur quelques mots en lesquels la conscience magique plonge un regard singulier : solitude, mort, peur, violence, blessure. De nouveaux, ce « regard autre » consiste à apprivoiser, à tenter l'aventure de l'amitié, à construire des liens intimes avec ces mots. (Pour apprendre à voir comment un mot chante en nous, à quelles perceptions il nous ouvre : mise en pratique sur le mot « étrange » et « lampe » )

Une conscience magique, une conscience artiste, tente l'opération périlleuse de transmuter ces zones de solitude, pour beaucoup, zones assimilées à de la maladie, de l'abandon, de l'exclusion, en une grande solitude, une fête où sont conviés nos mondes intérieurs. Entrer dans sa solitude, c'est pénétrer dans sa profondeur, dans sa nuit, sa nudité, là où on se trouve devant sa vie, devant sa mort. Car il est un fait, la vie n'est pas séparée de la mort : « aujourd'hui vivant, demain mort ». Se confronter à cette mort grandit la vie, la rend précieuse et nous rend humbles car rien n'est éternel, tout peut disparaître, alors il faut prendre soin de cette vie.

Alors, certes, cela fait peur, mais la peur est une clef qui ouvre des portes et qui en ferme également. De quoi avons-nous peur ? De l'inconnu, de cet autre inexplicable, de cette étrangeté inquiétante qui effraie parce qu'elle nous sort de nos habitudes, bouleverse notre ordre, fait chavirer nos repaires, ébranle nos certitudes. Peur aussi de la fin du monde, peur du noir, de la nuit et de ses cris inhumains, peur que l'amour disparaisse, peur de la mort, peur de la vie changeante, intempestive, insaisissable. Mais que faire de cette peur ? Là, se situe le choix... On peut choisir de voir la peur, de la maintenir à notre conscience, de la dépasser en l'affrontant. Pour cela, il faut y travailler, créer les agencements qui nous permettrons d'aller au-delà de son vecteur paralysant. Affronter ses peurs rend fort parce que cela nous fait sortir de nos sentiers battus. On peut aussi, ne voulant pas opérer de changement en nous, fort de nos certitudes, préférer supprimer, faire disparaître ce qui nous fait peur et menace notre confort, notre sécurité. (Les contes sont ici multiples) (2)

Une conscience magique fait remonter à la surface nos blessures. Elle les écoute, les photographie, les cartographie, les laisse s'exprimer sur un plan créateur, libérateur. Elle fait de la fragilité une force intérieure, de l'accident une singularité, une source de pouvoir. Le personnage de mes cinémagories philosophiques s'avance en sorcier-sourcier. Il s'essaye à transmuter en source de vie ce qui se fait poison biotoxique. On a tous des blessures, (rupture sentimentale, perte d'un proche, exclusion). Ces blessures parce que profondément enfouies et non-portées à notre attention peuvent nous paralyser ou devenir vecteur de ressentiment, de violences dévastatrices, barbares. Combien de fois n'assistons-nous pas à ces scènes où se dissémine dans les relations, la petite haine accumulée, cette petite haine soigneusement cachée qui finit par pourrir une relation, la conduisant sur une dead-line sans retour ? Nous ne sommes pas sans blessures, sans violences. Nier nos violences, nos peurs, nos blessures ne nous ferons pas les dépasser. Une pensée magique est un théâtre de la guérison où se panse la blessure. Dans des espaces alors créés à cette occasion, il s'agit de rejouer à même notre corps et en toute conscience nos violences, nos peurs. Il faudrait pouvoir faire cohabiter et danser ensemble ces personnages intensifs qui incarnent nos zones de violences, de douceurs, de peurs, de joies, d'innocences. Car tous ont leur rôle à jouer dans cet écocréation de nos corps dont l'équilibre est terriblement fragile. C'est tout une écologie de l'âme-corps qu'il s'agit de déployer. Une terre en grande santé est une terre diversifiée mais aussi une terre où se multiplient les connexions entre ces mondes hétérogènes. Une terre diversifiée, c'est une terre généreuse, où il devient possible de donner et non de toujours forcément prendre jusqu'à épuiser l'autre dans ces ressources vitales. C'est une terre qui sait aussi recevoir. Parce que ayant vu que la vie est précieuse, l'autre (l'humain, fleur, papillon), de par la vie qu'il abrite est aussi un cadeau. Cultiver son jardin, faire fleurir son univers intérieur, le peupler, n'est donc pas s'insulariser et se couper, se fermer à l'autre, c'est s'initier à l'altérité impensable, à l'inquiétante étrangeté. C'est autrement s'ouvrir, autrement aller chez l'autre. C'est le contraire d'une égologie, puisque ce processus cartographique permet de déployer l'amplitude de notre conscience, d'en élargir le réseau donc de devenir conscient des autres univers qui nous entourent. Devenir réceptif à l'autre, à sa musique, apprendre à rencontrer l'inconnu et ainsi ne pas restreindre la focale de notre conscience à une ouverture de type mon petit moi, mon petit confort d'abord. Travailler à une conscience magique, c'est opérer le lien du « si loin, si proche ».

 

5. Si nous reprenons les extraits de films de tout à l'heure, entre tous ces mondes (ces extraits, ces fragments d'images) situés à des lieux de distance, il paraît n'y avoir aucun lien. Et pourtant, au plus profond de moi, je sens qu'entre les images, entre ces plans, une ligne de crête, une ligne géologique lie ensemble tous ces pics d'intensité. Ce fil transversal, ce réseau souterrain, aérien, hydrographique, est à créer car ce chemin n'est pas prédéterminé. Quels liens ? Et bien, c'est un peu tout ce qu'on vient de dire. Quel est le lien invisible qui lie l'ours polaire nomade du désert blanc menacé de disparaître par le réchauffement climatique, et le destin incertain du peuple Maori, écartelé entre deux mondes, celui de leur tradition et celui de la modernité ? Quel est le lien entre les enfants du Berlin d'après-guerre des « Ailes du désir » (3) , les deux petits mômes du Maroc dans le film « Babel » (4) et Rita-Betty de « Mulholland Drive » (5)  ? À la confluence de mes larmes, toutes les larmes des mondes. Un fil rouge lie ma blessure à toutes les blessures. Je suis connecté e à une ligne de faille plus vaste que l'édifice de mon moi personnel. Je ne suis pas né e que d'un père et d'une mère belge, je suis un enfant de la terre, sœur de Laura Palmer (« Twin Peaks »(6)), de Pai (« Whale Rider »(7)), de Brel, ou de Nick Cave. Quelle blessure plus que personnelle que cette blessure qui est celle de l'enfant de l'Occident qui ne peut que voir la mise en place d'une carte mondiale dessinée selon les jeux de pouvoir des puissants! Carte d'un monde dont la religion commune semble désormais le Profit et ce, au détriment d'une partie silencieuse, forcée de chercher dans les déchets de quoi se nourrir. Carte d'un monde fait de guerres, de corruptions et de malentendus. Carte d'un monde où l'on tue partout de la vie que celle-ci soit animale, végétale ou humaine. Carte d'un monde en pleine croissance dont chaque jour voit son lot de suicides conjointement s'accroître. Carte d'un monde où la force d'aimer et les lumières de l'âme sont de plus en plus menacées d'extinction. Un monde duquel cet enfant de l'Occident se sent de plus en plus étranger, avec lequel il ne veut pas pactiser, mais avec lequel il pactise quand même par le simple fait de survivre. Alors oui, pour parler dans le phrasé du philosophe Gilles Deleuze, on se sent un peu honteux d'être un homme devant tout ce gâchis de vie, devant les animaux et ces enfants fouillant les décharges. Alors, si d'overdose de ce monde, on ne veut périr et de rage imploser, il faut tracer d'autres cartes faites d'autres pactes. Et dans ces cartes, danser, chanter, feront actes d'immenses lâchers de vie et de magie (la danse de Sailor et Lula, la chanson de Jacques Brel « Le plat pays », le cri de Nick Cave « From her to eternity » ). Et dans ces cartes, on voudrait donner la parole aux ours polaires, aux baleines et aux blessures de ces kids de l'Occident. Dans ces autres cartes, Pai, la petite fille du peuple Maori qui chevauche la baleine, aura quelque chose à nous apprendre d'infiniment précieux : apprendre à ne pas avoir peur, et oser affirmer que tout cela aurait pu être autrement, et qu'il nous appartient de créer cet autrement, que notre tâche d'artiste, d'ange, et de sorcier sera d'opérer ces percées de lumière, ces passages de vie à travers les regards éteints, oeuvrant pour la création d'une oasis en plein désert, pour un mirage original.

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(1) Pour plus d'information sur le centre : www.cckhayam.be

(2) Conte de la peur rurale

Je veux aller faire une photo du bel arbre quand il y a la belle lumière rasante d'avant le crépuscule. Le problème est que le bel arbre se trouve dans la forêt et que pour y aller il faut passer par la petite maison avec le gros chien qui aboie quand on passe sur son territoire (j'ai dit aboyer et non mordre)

Que vais-je faire ? je veux ma photo. Vais-je opter pour le chemin qui consiste à apprivoiser ma peur en respectant l'animal qui a tout autant le droit d'aboyer que moi d'aller dans la forêt ? Vais-je tenter l'expédition et rencontrer la puissance animale du gros chien, gardien de l'orée des bois, apprendre qu'aboyer n'est pas mordre et faire de l'acte photographique une véritable initiation à l'inconnu, un chemin de rencontre de l'autre. La photographie de l'arbre n'aura-t'elle pas d'autant plus de force et de magie qu'elle m'aura demandé d'aller au-delà de ma peur et de mes préjugés. Ou vais-je signer la pétition qui vise à supprimer du territoire les chiens de plus de 30 kilo s parce qu'ils sont une menace potentielle à la sécurité humaine et puis ce sera quoi…les sangliers, les serpents, tout ce qui m'empêchera de « Prendre Ma photo » en toute tranquillité et sans difficulté ?

Conte de la peur urbaine

Mon ami Pierre ne va pas bien ce soir, il ne le demande pas mais il aimerait tellement que je vienne le voir…mais il est minuit, plus de tram, le problème est que mon ami Pierre habite près de la gare du Nord, un quartier bourré d'étrangers, très insécure, paraît-il, cela me fait peur, vais-je affronter ma peur et faire du chemin de l'amour une force ? Mais la peur me paralyse, elle me cloue sur place à tel point que je n'irai pas ce soir chez l'ami Pierre quand il en a réellement besoin, je lui dirai que je passerai chez lui demain ou plutôt qu'il vienne chez moi, oui c'est cela, on y sera plus tranquille pour discuter

(3) Film de Wim Wenders

(4) d'Alejandro Gonzalez Inarritu

(5) Film de David Lynch

(6) Film de David Lynch

(7) Film de Niki Caro