« Pourquoi philosopher ? Le sens de l'acte philosophique en question »

Colloque de philosophie, Université Catholique de Louvain La Neuve, 11 et 12 mai 2006

 

 

Itinerrances philosophiques

 

par Athane Adrahane

 

 

 

Mon engagement philosophique, auquel je préfèrerai l'appellation de mon devenir philosophe, n'a pas coïncidé avec mon inscription à la faculté de philosophie, ni avec l'obtention d'un diplôme universitaire. Il est venu d'ailleurs, de cet acte particulièrement rigoureux qu'est la création philosophique. Pour qu'il y ait engagement, il faut qu'il y ait alliance, don de soi, de son énergie vitale. S'engager est toujours un gage de sang. Pour qu'il y ait alliance, il faut que le mouvement se fasse dans deux sens au moins. Pour qu'une philosophie vous ouvre ses portes, il est nécessaire que vous ouvriez les vôtres. Tel philosophe, tel livre de philosophie, tel concept vous ouvre et vous ensemence de nouvelles perspectives, d'un souffle nouveau, vous-même alors, par la singularité de vos expériences, de votre rythme, des langues et peuples qui vous habitent, vous pourvoirez cette philosophie d'une nouvelle lumière, d'un nouveau sens, d'une nouvelle dimension. C'est un pacte, une amitié. En fait si le feu d'une création philosophique vous a vitalement, réellement touché, vous ne pourrez faire autrement que de le faire chanter à votre tour.

À 18 ans, on est une véritable marmite existentielle, bouillonnement incessant fait d'étonnements, de révoltes, de passions, de blessures, de naïvetés, d'espoirs et de désespoirs. Vous êtes ce cri dans la nuit qui, visité d'une phrase de Rilke, se voit persuadé de la réalité des anges.Vous êtes ce personnage tout droit sorti d'un livre de Sartre, convaincu que l'homme est ce qu'il fait. Échappés d'un film de David Lynch, vous hantez la forêt à la recherche de l'arbre-hibou. Vous êtes ce chercheur à la lanterne questionnant les passants sur la prétendue mort de Dieu. Peuplés de rock and roll, vous refusez encore de dire amen au monde tel qu'on nous le vend depuis qu'on est petit.Vous vous débattez encore. Vous rêvez qu'un autre monde puisse être possible. Un monde où les enfants auraient quelque chose à dire.Vous voulez réaliser votre propre film, en écrire le scénario et non que l'on s'efforce de l'écrire à votre place. Vous voulez devenir cinéaste, mais cela exige une telle technicité. On vous en décourage.Vous vous essayez pourtant aux différents arts qui le composent : photographie, théâtre, écriture, musique. Des films tels que Twin Peaks (1) ou Les ailes du désir (2) font pour vous figure d'absolu. Vous vous sentez plus proche de Laura Palmer et de l'ange Damiel que de votre voisine ou de votre propre frère. Vous êtes ouverts à tous les vents du questionnement. Ce qui vous tempête alors ? La mort, la vie, la guerre, l'avenir, le suicide, la liberté, la solitude, l'argent, Dieu, l'amour, l'amitié, l'étranger, ce qu'est le bien et le mal, le juste, le pas juste, le vrai et le faux. Comment penser cela ? Comment apaiser vos cyclones ? Comment donner voix à vos tumultes, à vos angoisses, à vos rages ? Seuls les livres, les musiques et les films semblent vous écouter et vous répondre. Certes l'éducation, afin de stopper votre révolte, vous bombarde de réponses et de définitions tellement coupées de la vie que cela n'aura pour seul effet que de vous dégoûter du savoir et de la connaissance. Bien sûr, les supermarchés de la pensée, eux aussi, craquent à ras bord de pensées toutes faites destinées à vous endormir afin d'alimenter les valeurs en cours sur le marché de la rentabilité. On vous gave de cliché. On vous ferait avaler n'importe quoi, du moment que cela sert les intérêts et le porte-monnaie de l'homme civilisé. À cette époque, on ne parlait pas encore autant de désastre écologique mais c'est bien cela déjà qui se tramait, la destruction progressive de la biodiversité, l'uniformisation des corps et des pensées. Vous ne saviez le formuler mais vous le sentiez. Les idéaux de la modernité ( gagner toujours plus d'argent, acheter une voiture, jouir d'une belle situation, d'une bonne réputation, s'insérer socialement, « avoir » des enfants, bref avoir une vie moralement, socialement et politiquement correcte) ne suffiraient pas à faire sourire les kids du siècle à venir. Malgré les pressions considérables du monde des adultes, les clichés n'ont pas encore réussi à recouvrir totalement les parois de votre petite caverne, il reste encore une petite lueur de magie qui fragilement, timidement, y projette ses rêves d'enfant. Certes, l'espace d'expression du peuple des arbres, des ours et de vos tribus aux langues imprononçables, se voit considérablement restreint. On vous somme de sortir de votre caverne. On vous persuade que toutes vos pensées ne sont que fantasmagories dépourvues de fondement objectif, qu'elles ne correspondent en rien à la réalité, à la vérité, à l'existence sensée. Mais au fond, qu'est ce que l'existence sensée, la réalité, la vérité ? Personne ne semble se poser la question. Tout cela semble aller de soi. Mais pour vous pas. Et si « La vérité » n'était qu'une construction ? Et si « La réalité » n'était qu'une invention ratifiée à la majorité ? Et si la rationalité où ce que l'on nomme existence sensée n'était qu'une façon comme une autre de se rapporter au réel et de le découper ? Tout n'aurait-il pas pu être autrement. Et si tel est, alors pourquoi votre façon de voir, votre langage mais aussi celui des ours, celui des forêts, de l'ange Damiel et des tribus aux langues imprononçables n'auraient- ils pas aussi droit de cité dans le monde des hommes ? Et Pourquoi, au fond, ne serait ce que le monde des hommes, et pas aussi celui des planctons, des volcans, et des tigres blancs ? N'y aurait-il qu'une existence sensée et non autant de sens à l'existence qu'il n'y a d'être vivant qui en déploie les mystérieux chemins ? Voilà un aperçu de ce qui vous problématise alors… Mais votre conscience est vacillante, ce qui monte à la surface redescend aussitôt pour disparaître dans le sans fond. Vous aspirez à de la consistance. Vous voulez que ces étincelles de conscience ne s'éteignent pas aussi vite qu'elles ne sont nées, et que tout cela demeure sans conséquence…Mais les préoccupations humaines reprennent vite leur place et il faut faire un choix : il faut décider maintenant de ce que sera votre vie demain. Click,clock. Click,clock. Le temps tempête à vos tempes. Alors, vous lancez les dés à l'infini. Vous jetez un mot, un mot qui, parmi tous les mots, brûle d'une lumière inexpliquée. Vous lancez le mot: PHILOSOPHIE. C'est que ce mot semblait chargé d'un mystère aussi grand que celui dont revêtait à vos yeux la vie. Ce mot semblait libre de tout référé, il n'était l'ami de personne. Lors de ces assemblées saturées de mots, sa seule apparition suffisait à déployer le silence, à stimuler chez l'autre une mise à distance, à restituer à la plus profonde solitude celui qui se voyait chargé d'en exhaler l'essence. Un de ces mots qui semblait encore détenir un pouvoir hautement magique.

Mon immersion dans la philosophie universitaire fut à la hauteur de mes bouillonnements existentiels. Perte de tout repère, violence de la pensée qui ne s'enfante qu'à l'arrachée, mise en examen de la doxa, confrontation à l'impensable, rigueur de la lecture et de la création des concepts. Cette cruauté sans complaisance dans l'apprentissage de la philosophie fut l'œuvre d'un professeur, Pierre Verstraeten. Ce philosophe avait le don de passer où personne ne passe. Là où deux pics de pensée se tenaient dans une hétérogénéité radicale et où seule l'abîme semblait en assurer le trait d'union, il cherchait les concepts, il créait le lien qui permettrait d'en effectuer la traversée. Il possibilisait ainsi l'impossible. Détours dans le temps, sentiers qui bifurquent, mise en examen de l'histoire de la philosophie, extraction de ses devenirs… L'on se mettait à comprendre que la plus belle lumière n'était pas forcément celle que l'on avait programmée d'atteindre, que l'intéressant surgit des micros-perceptions imprévues, dans les jeux des ombres et des lumières.Que ce qui importe, c'est le chemin que l'on crée, la façon dont on traite le questionnement et non exclusivement la visée de cette fameuse réponse qui mettrait un point définitif à la recherche. Que ce qu'il fallait habiter, c'est justement cet entre-deux. Tout cela n'était pas sans danger. L'insécurité était permanente. Le risque d'y laisser sa peau, important. Mais aussi, nous apprenions la méfiance, la vigilance quant au dogmatisme, aux fast-foods de la pensée, à la séduction que pouvaient exercer sur le philosophe les chants du chaos. Bref, on se préparait à soi-même construire son navire, à choisir son équipage afin que l'odyssée de notre pensée au sein des mers de l'impensé ne soit pas une entreprise complètement dénuée de toute consistance.

Penser est une activité dangereuse. L'étudiant en philosophie est un voyageur. Faire des études de philosophie, c'est comme s'embarquer pour un tour du monde. Chaque philosophie est une contrée qui a ses peuples, sa langue, son économie, son climat, son tempérament, sa logique, ses alliances, ses dangers, ses pièges, ses maladies, ses transes. Les mondes de Descartes, Kant, Sartre, Platon, Husserl, Gilles Deleuze, Saint Augustin, Saint Thomas d'Aquin, Ludwig Wittgenstein, Friedrich Nietzsche, Michel Foucault. Autant d'expériences de pensées différentes données à vivre à l'apprenti philosophe. Bien sûr, il y a des lieux qui ne vous conviennent pas. Des villes dont on se ne souvient jamais. Des villes qui étouffent. Il y a celles, au cœur desquelles, on reste enfermé à vie, d'autres tellement hermétiques qu'on ne parvient jamais à y rentrer. Sans doute, cela diffère-t-il pour chacun. Il y a aussi des univers si vastes, que l'on vacille au regard de tous les possibles auxquels ils nous ouvrent. Peut-être parce que ces philosophies ne négligent pas de laisser certaines portes ouvertes avec ce qui n'est pas exclusivement philosophique, permettant de franchir des frontières et nous apprenant l'art qui nous permettra de créer des passages. Peut-être qu'elles nous apprennent à penser la différence et non d'enfermer notre réflexion dans un système de pensée clos sur lui-même, unilatéral et dogmatique.

Pour moi, deux contrés philosophiques ont changé le cours de ma vie et m'ont permis de donner une issue viable à mes tourmentes existentielles, de faire le lien avec la vie dans tout ce qu'elle a d'impensable et d'intempestif….La philosophie de Friedrich Nietzsche particulièrement son livre Ainsi parlait Zarathoustra , et la philosophie de Gille Deleuze et Félix Guattari. Cette dernière fut cette onde de choc qui m'accompagne encore aujourd'hui. Onde qui à la fois se trouvait au plus proche de ma façon de sentir, de penser, d'expérimenter et à la fois au plus loin car le travail de l'éducation et des institutions, avec tous ces dualismes et ses préjugés, avait quand même réussi, après 18 ans d'acharnement, à boucher certaines artères, à bétonner certaines issues, à faire vivre dans ma bouche une langue qui n'était ni celle de mes peuples, ni celle de mes plus intimes pensées. La lecture des livres de Gilles Deleuze m'arriva à la manière de ces bouffées de vie et d'oxygène qui viennent du grand large et qui vous traversent de part en part renversant les remparts dans lesquels vous commenciez à asphyxier. Magie opératoire de l'univers de ce philosophe-artiste qui alliant des paysages conceptuels que l'on pas l'habitude de voir se côtoyer, provoque un basculement du point d'assemblage sédentaire de la pensée vers un point d'assemblage nomade, vers une logique des devenirs. Certes cette magie opératoire ne va pas de soi. Les contrées Deleuzienne se méritent. Il faut y mettre du sien. C'est la tâche à laquelle je m'attelai avec mon mémoire de fin d'étude consacré à l'un de ses ouvrages, L'image temps, cinéma 2. C'est que, en parallèle à mes études de philosophie, je persévérai dans mon initiation aux différents arts qui constituent les ingrédients vitaux du cinéma. Je ne pouvais vivre ma passion des arts du cinéma à l'exclusion de mes études de philosophie. Il était nécessaire que mes mondes de cinéma puissent venir peupler la philosophie. Tout comme il est nécessaire que ma pratique actuelle de l'image se vive dans une rencontre incessante avec mon activité philosophique. Le livre de Gille Deleuze me permit cela car il ne s'agit pas d'un livre sur le cinéma, mais avec le cinéma. Il ne s'agit pas de l'utilisation par la philosophie d'une discipline hors philosophie, mais d'une alliance avec une autre pratique de penser à savoir l'art et ici en l'occurrence, le cinéma. Et cela change tout et à tous les niveaux. On peut dire que l'on discute sur les mots mais la colonisation d'un autre pays, c'est pas la même chose que l'alliance avec un autre pays. Pour Deleuze, penser n'appartient pas plus à la philosophie que créer à l'art. Et tout au long de ses livres, il n'a cessé de multiplier les alliances avec ces autres manières de penser (science, littérature, éthologie, musique, cinéma….). Avec Gilles Deleuze, on assiste à une nouvelle image de la pensée. La pensée n'est plus quête du Vrai, mais devient création de vérités. La pensée ne va pas de soi mais se vit comme un arrachement violent qui toujours nous fait devenir autre. La pensée est pleine de failles. Une impuissance à penser radicale la travaille. Et cette impuissance, au lieu d'être conjurée, devient puissance en droit de la pensée. Ce penser autrement se produisait aussi dans le cinéma avec le surgissement d'un temps libéré du mouvement, avec un abandon de la narration véridique, chronologique, pour une affirmation des puissances du faux, puissances des devenirs. Ainsi se nouaient les noces entre une philosophie et un cinéma de la vie. Pour moi, cette nouvelle image de la pensée rencontrait ma façon, si peu orthodoxe, si peu académique, si peu rationnelle de créer. Elle rencontrait mes mondes de création, et les mondes d'images au sein desquelles j'avais grandi : David  Lynch, Andrzej Zulawski, Pedro Almodovar, Wim Wenders… Il fallait créer les ponts qui leur permettraient d'entrer dans la danse philosophique. À cela sont venus se connecter d'autres concepts, d'autres pans de la philosophie deleuzienne et guattarienne, « les devenirs–femmes, animaux», le « corps sans organes », « la pensée du dehors ». Mais aussi la critique Nietzschéenne de la vérité et sa philosophie artiste, « le théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud et celui de Marilyn Manson. Au final, le titre de mon mémoire devint « Philosophie ET cinéma du dangereux: réseaux de résistance, Deleuze, Lynch, Nietzsche, Artaud, Zulawski, Almodovar, Cassavetes… ». Ce qui est fabuleux, c'est que tous ces affects véhiculés par une scène, incarnés par tel ou tel personnage de film, se mettaient à danser avec tel ou tel concept de philosophie. Ce qui est également fabuleux, c'est que tout ce qui m'affectait, tout ce qui me problématisait, la violence, l'amitié, la mort, la guerre, le meurtre, l'amour, trouva dans la philosophie une terre où commencer à s'exprimer. Autant vous dire que cela n'a pas de prix et que cette expérience de vie à laquelle je me suis livrée corps et âme dépassait largement le simple but d'obtenir mon diplôme de licence ou une grande distinction. Voilà pourquoi, je disais au début que mon engagement en philosophie venait de cet acte particulièrement rigoureux qu'est la création philosophique. Et que si la philosophie est une philosophie de la vie, l'engagement est un engagement à même la vie. Tout cela ne demeura pas sans conséquence pour ma conscience qui voulut poursuivre plus loin l'expérience de la recherche philosophique. Expérimentation qui débouchera 3 ans plus tard sur un livre intitulé La conscience magique . À l'époque, je fus chaleureusement encouragée par mon jury dans cette entreprise. Je me mis donc à retravailler mon mémoire en commençant par le déconstruire, en me défaisant des structures et du style universitaire, tout en en gardant la rigueur et le niveau d'exigence, et toujours en donnant voix à ces réseaux de résistance. Ce qui changea, entre autres du fait que la cartographie s'étendit à de nouvelles rencontres, c'est que la langue n'intervint plus comme moyen mais fut le véhicule, la porte qui me fit passer ailleurs dans ma conception de la philosophie. L'écriture est pour moi un art et non un outil pour…. Certains pensent que l'on écrit pour se trouver, d'autres pour communiquer, pour rendre claire une idée, moi j'écris et je me perds… Je quitte le domaine de la référence (à un mot- une chose), de la représentation qui fait tenir arbitrairement le monde « vrai » en place. Je touche à l'enfance des mots, à leur magie, là où le mystère n'est pas encore étouffé par la banalité du quotidien, là où le regard est encore étonnement, ouverture à tous les possibles, ouverture à un « penser autrement ». Je touche à l'enfance de la philosophie où rien ne va de soi, où tout est à créer, où se pose le problème de la liberté, du choix et donc de l'éthique. Bref, je touche à une conscience magique. Conscience magique au sens d'une conscience artiste en résistance à une conscience standardisée, uniformisée, mécanisée, dominée par ses peurs et ses intérêts, en résistance à une culture saturée de mots et d'images dépourvues de toute magie, devenues outils de propagande et d'asservissement, plus que de libération et de réflexion. Conscience magique qui peut se comprendre aussi dans l'acte d'accueillir en son champ d'expérience, des réalités étrangères l'une à l'autre : philosophie, cinéma, musique, poésie, Dreyer et Marilyn Manson, femme et serpent, homme et volcan, anges et sorciers. La transe de l'écriture mêlée à la création philosophique eut ce pouvoir détonnant de faire affleurer à la conscience mes peurs, mes violences ainsi que les alliances qui me permettraient de les canaliser, de donner voix à mes tribus et de me métamorphoser à l'infini. Cet essai philosophique enfanta  l'enfant-philosophe. Un philosophe un peu différent de ceux qui se fabriquent dans les universités. Un philosophe qui chante et qui danse, et qui pratique les images en compagnie de ses petites tribus, des arbres et des montagnes. Un philosophe pour qui la philosophie est devenue une précieuse amie.

 

(1) David Lynch

(2) Wim Wenders